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Sanctions en Syrie : Le vrai du faux

Syrie Factuel
9 min readJan 29, 2021

Les sanctions américaines et européennes visant le régime de Damas sont accusées de mettre à genoux l’économie syrienne. Si ces dispositifs juridiques ne sont pas sans failles, c’est pourtant bien Assad qui reste le principal responsable du désastre économique et humain en Syrie et qui bloque toute possibilité d’un règlement pacifique.

Avec la signature du Caesar Act par le gouvernement américain en juin 2020, les sanctions internationales imposées au régime syrien sont redevenues un objet de controverse. Ces sanctions qui visent le régime syrien ainsi que les institutions et puissances étrangères qui alimentent son effort de guerre, sont accusées de causer des dommages collatéraux sur la vie quotidienne des syriens eux-mêmes. Les alliés d’Assad espèrent pouvoir profiter du récent changement de locataire à la Maison-Blanche pour pousser à un changement de stratégie.

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L’instrumentalisation de la question des sanctions internationales par les pro-Assad ne date pas d’hier. Déjà pendant la crise du Covid-19, les défenseurs du régime syrien ont par exemple de nouveau appelé à ce qu’elles soient levées, soi-disant pour permettre au pays de faire face à la pandémie. Pour les propagandistes, l’application de mesures coercitives contre Damas serait, comme à peu près tout ce que font les Occidentaux en Syrie, la preuve de l’existence d’une stratégie de « regime change » (changement de régime). En d’autres termes, les États-Unis et l’Union européenne n’auraient qu’un seul objectif : renverser Assad.

Les objectifs des sanctions

Le Caesar Act tire son nom du célèbre photographe militaire syrien. Lorsqu’il fait défection en 2013, il emporte alors avec lui près de 45.000 clichés pris depuis mars 2011. Parmi ces photos : 1 036 soldats du régime tués au combat, mais surtout de nombreuses images des corps de 10 652 civils, morts en majorité en détention dans les geôles du régime et dont des milliers ont été et continuent encore aujourd’hui d’être identifiés.

« Il y a plus de six ans, le courageux photographe César a choqué le monde en faisant sortir de Syrie la preuve que le régime d’Assad torturait et exécutait des milliers de Syriens dans ses prisons » avait ainsi rappelé l’ex secrétaire d’État Mike Pompeo le 17 juin 2020. « C’est cet acte de bravoure qui a inspiré le Caesar Syria Civilian Protection Act, (loi César) […] en vertu de laquelle le Congrès américain autorise des sanctions économiques sévères pour faire en sorte que le régime d’Assad et ses complices étrangers assument la responsabilité de leurs actes brutaux à l’encontre du peuple syrien. » L’objectif est donc clair : ne pas laisser les crimes du régime impunis, mais aussi et surtout continuer à faire pression sur ce dernier pour empêcher la Russie et l’Iran de mettre l’Occident face au fait accompli d’une supposée victoire militaire du régime.

Le Nord-Ouest (contrôlé par le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham — HTC — ainsi que par diverses factions rebelles soutenues par la Turquie) et le Nord-Est (contrôlé par les Forces Démocratiques Syriennes — FDS — dominées par le YPG kurde et encore soutenues par les États-Unis) soit un tiers du territoire, échappent toujours à l’emprise de Damas. Dans les zones loyalistes, la situation sécuritaire est elle aussi encore loin d’être stabilisée. Assad, qui ne doit sa survie qu’au soutien russe et iranien, est donc en réalité très loin d’avoir gagné.

Situation militaire en Syrie en janvier 2020. Source : Liveuamap

Les sanctions imposées par l’Union européenne visent le même objectif que les sanctions américaines. Le 17 février 2020, de nouvelles mesures ont ainsi été adoptées à l’encontre de plusieurs hommes d’affaires et institutions syriennes, en raison de leur soutien financier au régime et à la répression. « Avec ces mesures, l’Union européenne affirme sa détermination à lutter contre les pratiques du régime syrien et de ses financiers, qui alimentent l’économie de guerre en Syrie (blanchiment, corruption, expropriations, contrebande, extorsions) aux dépens de la population civile », précise la diplomatie française. Ce sont au total 70 entités et 273 individus qui sont visés par les mesures restrictives de l’UE en Syrie. En Europe comme aux États-Unis, l’application de ces mesures fait l’objet d’un large et rare consensus politique.

Tout en désignant clairement leurs cibles, à savoir les criminels de guerre et leurs complices et non pas la population syrienne, ces sanctions, laissent bien la possibilité d’une sortie de crise au régime. Le Caesar Act précise par exemple que les sanctions pourront être levées au-delà de 180 jours si le président des États-Unis est en mesure de constater que :

  • L’espace aérien de la Syrie n’est plus utilisé pour bombarder les populations civiles ;
  • Le régime et ses alliés permettent à l’aide humanitaire internationale d’atteindre les zones sous contrôle de l’opposition ;
  • Les civils injustement détenus dans les prisons du régime sont libérés ;
  • La destruction des infrastructures civiles (hôpitaux, écoles, marchés) dans les zones sous contrôle de l’opposition a cessé ;
  • Le régime s’engage réellement à ne plus utiliser d’armes chimiques et signe la Convention pour l’interdiction des armes chimiques ;
  • Les réfugiés peuvent retrouver leurs habitations en toute sécurité ;
  • Le régime met en place un processus de réconciliation politique efficace et que les criminels de guerre sont jugés ;

De son côté, l’Union européenne réaffirme son soutien au « processus politique mené sous l’égide des Nations unies, qui demeure l’unique voie pour une résolution durable de la crise syrienne ». Nulle part il n’est donc fait mention de la nécessité pour Assad de quitter le pouvoir, une option abandonnée par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne depuis déjà bien longtemps.

Les États-Unis et l’UE, plus gros contributeurs à l’aide humanitaire

Mais pour les défenseurs d’Assad, ces sanctions, quelles que soient leurs objectifs et les options qu’elles offrent au régime, ne feront qu’enfoncer la Syrie dans la crise économique pour finalement faire mourir les civils de faim. Or, le plus grand destructeur de l’économie et du tissu social syrien n’est autre que le président syrien lui-même.

Depuis le début du conflit, l’Armée arabe syrienne (SAA) a délibérément et systématiquement détruit les infrastructures civiles dans les zones en dehors de son contrôle. Avec l’engagement de son allié russe en 2015, cette stratégie n’a fait que se renforcer, les hôpitaux inscrits sur la liste des sites protégés établie par l’ONU devenant eux aussi la cible des bombardements. Sur les plus de 225.000 civils morts depuis le début du conflit, près de 90% ont été tués par le régime.

Alors qu’ils sont accusés de mettre la Syrie à genoux, les États-Unis et l’Union européenne sont pour leur part les plus gros contributeurs mondiaux de l’aide humanitaire internationale : ces dernières années, 10 milliards de dollars ont été dépensés par les États-Unis et 17 milliards d’euros par l’Union européenne, avec un budget de 170 millions rien que pour 2019. La contribution européenne représente pas moins des deux tiers du total de l’argent dépensé dans l’aide humanitaire en Syrie. La France y a, seule, consacré 100 millions d’euros en 2018–2019.

Les agences de l’ONU, financées en grande majorité par les pays occidentaux, ont dépensés plus de 42 milliards de dollars pour répondre à la crise syrienne, y compris pour porter assistance aux réfugiés vivant en dehors du pays. Le régime syrien a en partie détourné cette aide à son propre profit, empêchant une grande partie de sa population d’en bénéficier, les détournements et les compromissions étant désormais monnaie courante.

Enfin, les autorités américaines et européennes précisent bien que l’aide humanitaire n’est pas concernée par les sanctions, pas plus que l’aide médicale. Pendant la pandémie de Covid-19, le régime syrien a pu continuer à bénéficier du soutien de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le matériel arrivant d’ailleurs en priorité à Damas et au détriment des zones qui échappent à son contrôle alors même que les vastes camps de réfugiés qui s’y trouvent sont particulièrement vulnérables face une pandémie.

Or, si l’accès à l’aide humanitaire ne cesse de se réduire, les responsables sont à aller chercher, une fois de plus, du côté des alliés du régime. Les points de passage pour l’aide à destination des Syriens vivant dans le Nord-Ouest du pays — et qui subissent depuis des années des bombardements indiscriminés de la part du régime et de son allié russe — se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main. À l’été 2020, la Russie, épaulée par la Chine, a une fois de plus usé de son droit de véto au Conseil de sécurité des Nations unies pour tenter de réduire ces accès. Entre janvier et juillet 2020, plus de 8 400 camions ont traversé la frontière turco-syrienne pour apporter cette aide internationale à 4,3 millions de personnes dans la région d’Idleb. On y compte plus de 900 000 déplacés dont 80% de femmes et d’enfants. Les infrastructures civiles y ont été réduites en poussières par le régime et ses alliés. Soit « la plus grande histoire d’horreur humanitaire du XXIe siècle », d’après les Nations unies.

Pour la Russie, la fin du programme humanitaire transfrontalier de l’ONU répond à un objectif politique simple : exiger que l’aide humanitaire ne transite que par le régime, malgré les détournements massifs, afin de remettre son protégé en selle sur la scène internationale. La demande de la levée des sanctions obéit en réalité à la même logique.

Depuis le début de la révolution syrienne, le régime de Bachar al-Assad a ainsi fait porter le fardeau de sa survie sur sa propre population. Si les sanctions peuvent avoir des effets secondaires indésirables, ceux-ci restent anecdotiques comparé à l’ampleur de la destruction organisée par Assad. La levée de ces sanctions reviendrait pour les Occidentaux à déposer les armes pour lui permettre de crier définitivement victoire.

Dommages collatéraux

Le risque principal posé par les sanctions est celui d’un phénomène d’ « over-compliance » des banques internationales. En d’autres termes, les établissements financiers qui alimentent notamment les associations humanitaires risquent de vouloir se protéger d’éventuelles actions judiciaires en appliquant une stratégie du risque zéro et en surinterprétant ces sanctions, quitte à couper les vivres de certains de leurs clients. À ce titre, le Caesar Act américain est bien plus menaçant que ne le sont les sanctions européennes, régulièrement révisées, adaptées et mises à jour.

Comme Oula Ramadan, directeur de la fondation Badael, l’explique à al-Jumhuriya (site co-fondé en 2012 par l’intellectuel syrien en exil Yassin Haj Saleh), le Caesar Act vise toutes entités travaillant avec le régime syrien, ce qui pose inévitablement des problèmes dans une économie entièrement aux mains… du régime syrien.

« Bien sûr, cela ne veut pas dire que la loi César provoquera l’effondrement économique à venir, car cet effondrement a commencé il y a dix ans, à cause de la façon dont ce régime a abusé des ressources du pays, pour tuer son peuple », précise-t-il. « Pourtant, nous sommes confrontés à un dilemme profond, puisque le Caesar Act est une épée à double tranchant. D’une part, il fait pression sur le régime et sape le soutien économique qu’il reçoit de la Russie, de l’Iran et d’autres États qui le normalisent et le soutiennent dans la phase de reconstruction. En revanche, c’est le peuple syrien qui paiera le prix de cette crise économique, qui menacera en particulier sa sécurité alimentaire. »

Pour Ramadan, l’application des sanctions doit en tout cas nécessairement s’accompagner d’un renforcement de l’aide humanitaire en Syrie. Une option qui sera refusée par le régime tant qu’il ne pourra pas la contrôler à sa guise. Assad ne semble pas prêt non plus à faire avancer le processus politique de sortie du conflit qui pourrait permettre la levée de ces sanctions. Ce dernier, qui entend reconquérir la totalité du territoire avant d’enclencher tout processus politique, est accusé par l’Europe et les États-Unis de retarder délibérément les travaux du comité constitutionnel soutenu par les Nations unies. Ce processus doit donner naissance à une nouvelle constitution ainsi qu’à une hypothétique sortie de crise. Assad, qui prépare déjà sa succession dynastique, joue la montre afin d’être reconduit à son poste de président lors de l’élection qui doit se tenir en cette année 2021. Quitte à régner sur des ruines et des cimetières.

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