Intervention des Casques blancs à Alep — Photo : Zaher Azzaher

Quand Rachad Antonius relaie la désinformation sur les « Casques blancs »

Selon un article de Rachad Antonius, Professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) publié par le quotidien d’information québécois Le Devoir dans la rubrique « Opinion » le 26 juillet 2018, les Casques blancs seraient dépendants de deux gouvernements occidentaux notamment, le Royaume-Uni et les États-Unis — prétendument « impliqués dans la stratégie de « changement de régime » en Syrie » — et auraient pour « fonction géostratégique » de produire des images à la « véracité douteuse » mais « visant à donner un vernis moral à [cette] stratégie américaine » et à « justifier les interventions militaires ».

Syrie Factuel

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James Le Mesurier, fondateur de la Mayday Rescue Foundation et initiateur du programme pour former et équiper les secouristes volontaires, serait le personnage clef de cette opération d’influence, sous prétexte qu’il serait un militaire britannique ayant travaillé pour la société de sécurité privée Olive Group — reliée à la sulfureuse société Academi, anciennement Blackwater — et qu’il se décrirait lui-même comme impliqué dans « des activités de stabilisation dans le secteur de la sécurité ». Puisqu’il n’a jamais été contacté par ses accusateurs, nous l’avons interrogé pour connaître sa version.

Un militaire britannique au centre d’une opération clandestine américaine ?

Il en ressort que l’accusation implicite de Rachad Antonius, qui est de toute façon insuffisamment étayée, repose sur deux arguments remis en cause par le principal intéressé. Celui qui est dépeint comme un agent secret occidental n’aurait été officier dans l’armée britannique que de 1993 à 2000, avant de travailler pendant deux ans au département des opérations de maintien de la paix au Bureau du représentant spécial des Nations unies au Kosovo. En tant que vice-président pour les projets spéciaux humanitaires à Olive Group, où il travaillera de 2005 à 2008, il conduira notamment les missions de réponse au tsunami à Aceh sur l’île de Sumatra en Indonésie, en 2004, et d’évacuation de civils lors du conflit israélo-libanais de 2006.

La fusion d’Olive Group avec Academi, absorbés par Constellis Group, a eu lieu en 2015, bien après qu’il a eu quitté ses fonctions au sein de la société, contrairement à ce que laissent entendre ses détracteurs. S’il admet avoir été un contractuel pour le Foreign Office britannique au Moyen-Orient, de 2002 à 2005, il dément catégoriquement être en lien avec un quelconque service de renseignement, encore moins américain. « Et à aucun moment au cours de cette période je n’ai participé à des opérations en Irak ou porté une arme», affirme-t-il.

En revanche il estimait que son expérience dans la sécurité privée et sa connaissance des zones instables pouvaient être utiles sur le terrain syrien. D’ailleurs, comme le montre son passage par Olive Group, les sociétés de sécurité privée ne sont pas seulement au service de gouvernements belligérants, comme Blackwater le fut en Irak. Avec la multiplication des attaques contre les organisations humanitaires et des environnements instables difficiles à appréhender, toutes les grandes institutions humanitaires ont recours à des sociétés internationales de sécurité privées, notamment pour du conseil en formation liée à la sécurité, l’évaluation des risques et la gestion sécuritaire. Qui plus est, leurs activités et services se sont diversifiées, offrant par exemple une expertise en reconstruction, gestion du risque ou encore en gouvernance.

C’est justement dans le cadre d’un tel travail qu’une réunion a été organisée en janvier 2013 avec des habitants d’Alep dans les locaux d’Analysis, Research and Knowledge (ARK) à Istanbul, où James Le Mesurier, sympathisant de la cause des manifestants pacifiques syriens, a commencé à travailler en 2012. La réunion visait à comprendre précisément les conditions sur le terrain, qui furent décrites en détail par les Alépins et lui permirent de prendre conscience de l’ampleur des bombardements par le régime et l’absence d’une organisation structurée d’ambulances et de pompiers ou d’une capacité de « recherche et sauvetage ».

Il a donc développé le concept « simple » qui consiste à former et équiper des volontaires — dont certains œuvraient déjà en Syrie — dans le cadre d’un projet-pilote financé timidement au départ par le Bureau of Conflict and Stabilization Operations (BCSO) du Département d’État américain. Celui-ci apportait déjà des fonds avec d’autres gouvernements — dont le Royaume Uni, le Danemark et les Pays-Bas — à un projet de formation des Syriens par ARK à la bonne gouvernance d’une municipalité, car de nombreuses villes avaient vu le régime retirer ses services.

L’efficacité du concept fut démontrée en moins de quinze jours après son développement : peu après un court entraînement de dix jours, les volontaires désormais équipés furent capables de sauver une famille de cinq personnes ensevelies sous les ruines d’un immeuble bombardé et envoyèrent la vidéo de ce succès à James Le Mesurier. A partir de cette expérience concluante et déterminante, l’organisation a sollicité des financements plus importants auprès de nombreux gouvernements.

Les détracteurs des Casques blancs en déduisent automatiquement que les donateurs auraient une influence particulière sur les donataires : celle-ci reste à prouver et à étayer plus substantiellement que par un lien financier. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les États-Unis et, de manière générale, les pays occidentaux, financent un projet à caractère humanitaire. Ils demeurent les plus importants contributeurs à l’aide internationale humanitaire, comme les plus importants donateurs du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, donc du Croissant-Rouge arabe syrien (CRAS). Du reste, le BCSO est transparent sur ses objectifs qui consistent à travailler pour prévenir les atrocités de masse et s’engager dans des efforts de stabilisation en zones de conflit, entre autres missions.

Mais l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), qui a contribué avec d’autres pays à financer les Casques blancs par la suite, a déjà été accusée de prendre part à des opérations clandestines et se trouve par conséquent systématiquement suspectée par certains de participer à des actions secrètes. James Le Mesurier pose cependant cette question fondamentale :

« Quel est le lien entre secourir des gens sous les ruines et un changement de régime ? Comment sauver des gens sous les ruines renverserait Assad ? »

S’il faut bien admettre qu’il n’y en a pas, ses accusateurs reprochent davantage à l’organisation de produire des images à la « véracité douteuse (…) visant à justifier les interventions militaires » et de réclamer des mesures pour faire cesser les bombardements en territoire rebelle.

Guerre d’image(s)

Le fait que les Casques blancs produisent des images dans l’objectif d’informer sur la situation dans les zones bombardées ne relève pas de la théorie du complot. S’ils ont dans un premier temps été équipés de caméras frontales pour pouvoir effectuer un retour d’expérience (RetEx), James Le Mesurier ne cache pas qu’ils se sont vite rendus compte qu’en l’absence de couverture médiatique — largement imputable au régime de Damas — les images produites « montraient vraiment la réalité de ce qui se passait sur le terrain en Syrie ». Ces images étaient donc partagées sur les réseaux sociaux, librement exploitables, et exploitées par les médias internationaux entre autres.

Mais Rachad Antonius va jusqu’à remettre en cause leur véracité. Pour illustrer son propos, il cite deux exemples qu’il ne maîtrise visiblement pas. Car à la suite de l’attaque chimique du 7 avril 2018 à Douma, la vidéo amplement partagée par les médias internationaux où l’on voit des gens être aspergés d’eau — et dont la véracité est en plus admise par le médecin interrogé par Robert Fisk — n’a jamais été publiée par les Casques blancs mais par le Douma Media Coordination Office, dont le logo figure en haut à gauche de l’image. Qui plus est, l’enquête du célèbre journaliste britannique est problématique à plus d’un titre, sans parler du fait qu’il passe sous silence l’ensemble des autres témoignages et éléments de preuves.

Intervention des Casques blancs à Alep — Photo : Zaher Azzaher

L’autre exemple exploité par Rachad Antonius est le cas du bombardement du convoi humanitaire de l’ONU et du Croissant-Rouge arabe syrien, le 19 septembre 2016 à Ouroum el-Koubra (ouest du gouvernorat d’Alep). Dans cette vidéo de l’organisation des Casques blancs tournée lors de l’incident, un volontaire accuse en effet le régime et la Russie d’avoir bombardé le convoi. Or, une commission chargée par le Secrétaire général des Nations unies de mener une enquête sur l’attaque perpétrée contre le convoi d’aide humanitaire a permis de conclure « que l’attaque a été méticuleusement planifiée et menée avec détermination par l’armée de l’air syrienne » (14e rapport de la CEIIRAS, A/HRC/34/64, p. 18–20, § 79–88), validant ainsi en partie l’accusation des Casques blancs.

On est en droit de se demander si Rachad Antonius connaît un seul exemple de vidéo relayée — ou non — par les médias internationaux dont la véracité serait douteuse. Surtout que dans bien des cas, les vidéos (et photos) ne se limitent pas à celles publiées par les Casques blancs, comme on peut le constater avec cette liste compilée par Eliot Higgins après l’attaque chimique aérienne commise par l’aviation syrienne à Khan Cheikhoun le 4 avril 2017.

Visiblement, certaines images seraient plus dignes de foi que d’autres puisque le sociologue ne prend aucune distance critique à l’égard de la compilation de « vidéos incriminantes » par le « média alternatif » UK Column News. Mais en effet, il y a bien eu des incidents au sein de l’organisation humanitaire. «Les Casques blancs sont une organisation qui regroupe près de 4.000 volontaires. Et dans certains cas — et c’est un très petit nombre de cas lorsqu’on considère l’ensemble global — un petit nombre de Casques blancs, à titre absolument individuel, ont pu avoir un comportement qui n’était pas conforme avec les principes de l’organisation», tempère James Le Mesurier. Lorsque l’organisation en a été informée, les mesures disciplinaires adaptées — jusqu’à l’exclusion — ont été prises après enquête. Il ajoute que « cela arrive dans n’importe quelle organisation à travers le monde ». « Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’une organisation opérant au milieu d’une guerre civile absolument horrible », poursuit-il.

Les détracteurs des Casques blancs les accusent généralement d’être main dans la main avec les djihadistes, et ne se préoccupent jamais des nuances ou de départager le vrai du faux. Bien sûr, toute organisation souhaitant travailler dans les territoires contrôlés par des groupes armés, et c’est valable pour le CICR ou l’ONU, remarque James Le Mesurier, aura nécessairement des contacts avec eux. Mais les relations avec les groupes extrémistes ont souvent été mauvaises selon le concepteur du programme, ce qu’illustre l’arrestation récente d’un photographe des Casques blancs par Hayat Tahrir al-Cham (ex-Front al-Nosra). Elizabeth Tsurkov, en contact étroit avec nombre de sources sur le terrain, confirme qu’ils n’ont aucun lien de nature politique avec les factions armées. La chercheuse associée au Forum for Regional Thinking (FORTH) ajoute qu’« ils se consacrent avec dévouement à porter assistance à la population, quelle que soit son affiliation politique », comme le démontre le secours qu’ils ont porté aux civils de Foua et Kefraya, villages à majorité chiite et pro-régime, après un attentat à la camionnette piégée lors de leur évacuation.

Mais qui veut d’une zone d’exclusion aérienne ?

Comment concilier le fait que les casques blancs réclament en effet une zone d’exclusion aérienne (ou « no-fly zone ») et promeuvent ainsi le prétendu projet de changement de régime américain avec l’idée qu’ils seraient liés aux djihadistes ? Si parmi ceux-ci certains ne furent pas toujours opposés à l’idée d’une zone d’exclusion aérienne, tous ont toujours refusé qu’elle fût mise en œuvre par les occidentaux, craignant que l’engagement militaire occidental ne conduisît à des frappes les prenant pour cible dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, d’après les explications du journaliste Wassim Nasr.

Ceux qui dénigrent les Casques blancs leur reprochent d’appeler à mettre en place une zone d’exclusion aérienne, laquelle, selon eux, mènerait alors inéluctablement à une intervention occidentale pour renverser le régime. Outre le fait que cette théorie se fonde en partie sur une lecture erronée des événements de 2011 en Libye, elle comporte un problème logique de taille.

Obama n’a jamais voulu intervenir militairement en Syrie. Il a en effet appelé Assad à céder le pouvoir à la fin de l’été 2011, mais « n’a initialement pas fait grand-chose pour, (…) en partie parce qu’il pensait, en s’appuyant sur l’analyse des services de renseignement américains, qu’Assad tomberait sans son aide ». Il aurait même mis son véto à 50 plans proposés par la CIA pour le renverser. Opposant à l’invasion de l’Irak en 2003 et déterminé à s’en désengager, se sentant « bloqué » par ses généraux dans la guerre interminable en Afghanistan, désillusionné par le « bazar » en Libye après une intervention selon lui idéale, il « ne considère généralement pas qu’un président devrait mettre des soldats américains en situation de risque majeur pour empêcher des désastres humanitaires, à moins que ces désastres ne posent une menace directe à la sécurité des États-Unis », d’après le journaliste Jeffrey Goldberg.

Lorsqu’ils ont le prétexte idéal pour intervenir, après le franchissement de la « ligne rouge » lors du massacre chimique de la Ghouta le 21 août 2013, ni Obama ni Cameron ne saisissent l’occasion. Alors qu’il s’adresse à la nation pour annoncer l’accord américano-russe de démantèlement du programme chimique syrien, le président américain déclare également que l’Amérique « ne peut pas résoudre la guerre civile des autres par la force » après les échecs précédents.

Intervention des Casques blancs à Alep — Photo : Zaher Azzaher

Il aurait pu instrumentaliser les manquements syriens à cet accord, ou encore l’usage de chlore par l’armée de Bachar el-Assad, pour justifier un changement dans son calcul mais n’en a rien fait. La montée en puissance de Daech en Irak et en Syrie a mobilisé tous ses efforts militaires par la suite. Quant à Trump, il a mis fin au programme d’aide des rebelles syriens, disposé de deux prétextes idéaux pour intervenir après les attaques chimiques de Khan Cheikhoun en 2017 et Douma en 2018 — ce qu’il n’a fait que ponctuellement et à minima par des frappes « punitives » — et a abandonné les rebelles du sud à leur sort avant la reprise de Deraa. Comment imaginer que les deux présidents américains se serviraient des vidéos des Casques blancs pour justifier un engagement militaire contre le régime dans ces conditions ?

En fait, la demande d’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, que l’administration Obama ainsi que le Pentagone ont également rejetée, est moins « politiquement chargée » qu’elle ne l’est aux yeux des détracteurs des Casques blancs, selon James Le Mesurier. Loin d’être synonyme de « changement de régime », c’est une mesure technique qui a déjà été mise en œuvre au-dessus de la Bosnie-Herzégovine de 1993 à 1995, sans déboucher sur un renversement du régime de Slobodan Milošević, ou encore entre 1991 et 2003 pour protéger les Kurdes au nord de l’Irak, et les musulmans chiites au sud, de l’aviation de Saddam Hussein. Et ces zones d’exclusion aérienne en Irak et l’invasion subséquente n’ont pas de rapport direct.

Formulée par les Casques blancs, cette demande constitue un appel à faire cesser les bombardements sur les populations civiles, ce qui mobilise une grande partie du travail de l’organisation humanitaire. Elle s’inscrit dans deux des trois objectifs de l’organisation : 1. Protéger la population civile contre les dangers en rapport avec les hostilités ou autres catastrophes ; 3. Assurer les conditions nécessaires à la survie de la population civile. De fait, les civils représentent la majorité des victimes tuées par les bombardements aériens, et près de 97% des victimes de bombes barils. Ces bombardements sont également une des causes majeures des déplacements de population et de l’accumulation de réfugiés dans les pays limitrophes d’après la journaliste Suha Ma’ayeh, ce qu’illustrait encore récemment la campagne militaire pour reprendre Deraa à la rébellion.

À la suite de la reprise du « berceau de la révolution syrienne », plusieurs Casques blancs et les membres de leur famille ont été évacués du sud de la Syrie vers la Jordanie, par Israël, dans la nuit du samedi 21 au dimanche 22 juillet 2018, par crainte du sort que pouvaient leur réserver les forces d’Assad. Pendant ce temps-là, le dictateur syrien formulait des menaces fortes à leur intention, et la campagne de dénigrement contre les volontaires s’intensifiait, conjointement avec des appels à protester contre l’accueil de ces réfugiés dans les pays occidentaux. Était-ce bien le moment de publier à nouveau un ancien papier de votre cru, rempli d’approximations, de contrevérités et souffrant d’une argumentation insuffisante et incohérente, M. Antonius ?

Article initialement publié le 11/08/2018

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Written by Syrie Factuel

Collectif citoyen francophone contre la désinformation sur la Syrie : des faits et du contexte ! https://twitter.com/SyrieFactuel

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