Le tourisme en Syrie, vecteur de propagande (3/3) : Un secteur économique utilisé comme un outil politique
Alors que des voyages en Syrie sont à nouveau proposés par des agences touristiques, y compris en France, Syrie Factuel analyse la façon dont le régime de Bachar al-Assad utilise le tourisme pour se légitimer. Troisième partie et dernière partie : Comment le secteur touristique syrien est utilisé comme un instrument de communication à part entière par le régime, et constitue une caisse de résonance de sa propagande grâce aux voyageurs et organismes qui en reprennent le narratif.
L’avènement d’Hafez al-Assad en 1970 a longtemps cantonné la Syrie dans une économie socialiste planifiée et dirigée par l’État. Au début des années 80, une première ouverture au secteur privé est entamée sans parvenir à redresser une économie en déclin. C’est Bachar al-Assad qui, dès son entrée au pouvoir à la suite de son père, propulse la Syrie dans une économie « sociale » de marché. La croissance décolle tandis que le secteur privé se développe fortement.
Le développement du tourisme a suivi cette évolution de l’économie. Le pays a des atouts indéniables, voire majeurs, susceptibles d’attirer les touristes dans des proportions identiques à d’autres pays arabes très prisés comme l’Égypte, la Jordanie ou le Maroc. Mais ceux-ci n’ont pas été capitalisés et ce secteur de l’économie est malgré tout resté confidentiel et marginal. Ce n’est qu’au début des années 2000 que des choix politiques et économiques ont été faits pour attirer les touristes. En cinq ans, le nombre de visiteurs est passé de 6 millions (2006) à 9,5 millions (2011). Avant la Révolution, ce secteur représentait 12% du PIB et 11% des actifs.
L’instabilité et la violence qui ont suivi les premières manifestations de mars 2011 ont stoppé net cette progression. Les revenus que ce secteur générait ont chuté de 94 % (3 milliards de dollars en 2010 pour 130 millions en 2016).
Avant 2011, le tourisme était essentiellement culturel et religieux. Les principaux visiteurs provenaient des pays arabes du Golfe (66,42%). Pour les non arabes, ce sont les Turcs et les Iraniens qui constituaient le gros du contingent. Les Occidentaux n’étaient quant à eux pas très nombreux. Il s’agissait principalement d’un tourisme de groupes voyageant dans le cadre de forfait « tout compris », plutôt en hôtel de luxe pour un coût assez onéreux (2 000 € pour 8–10 jours). Des voyageurs individuels, rares, se débrouillaient au mieux avec l’hôtellerie bas de gamme. Mais la Syrie était encore inaccessible au tourisme dit « intermédiaire » qui constitue la masse des visiteurs du Maroc ou de l’Égypte, par exemple. Sur le plan religieux, ce sont les Iraniens qui représentaient l’essentiel des touristes, le mausolée de Sayyidia Zeinab, haut lieu de l’Islam chiite, accueillant plus d’un million de pèlerins chaque année.
Au-delà de l’enjeu financier qu’il peut représenter, le tourisme est un parfait vecteur de communication pour le régime de Bachar al-Assad. Il permet de véhiculer l’image d’un pays qui se stabilise et de surfer sur des thèmes qui fonctionnent parfaitement en Occident, notamment comme la supposée défense des minorités, en particulier chrétiennes.
L’utilisation du tourisme dans la communication du Régime après 2011
La version française du site du ministère du tourisme syrien est restée coincée en 2011. Parcourir ses rubriques revient à préparer un voyage comme cela pouvait se faire avant l’enfoncement du pays dans un conflit sans fin.
La page Twitter du Ministère du tourisme Syrien a en revanche été ouverte en avril 2011, soit à peine un mois après le début des manifestations. Elle a été très active jusqu’en septembre 2014 pour être remplacée en avril 2016 par le compte @Syrian_Tourism, qui ne dispose cependant que d’une audience très faible (359 abonnés et 2 abonnements au moment de la publication de cet article). On y découvre, par exemple, qu’une délégation norvégienne est venue rendre visite au ministère du tourisme syrien en avril 2019. Ou encore, toujours en avril 2019, qu’un nouveau complexe hôtelier 4 étoiles a été ouvert près de Damas.
La page Facebook « Discover Syria », vers laquelle le compte Twitter renvoyait, semble avoir disparu pour céder place à la page « Syriatourism ». Il existe encore également une page « Syria Tourism » qui a posté pour la dernière fois en mars 2015, mais n’était pas très active. On y trouve, par exemple, la photo scénarisée présentée en introduction en introduction à cet article et datant de juin 2014 qui laissait entendre que la guerre était finie. Sur la page officielle, « Syriatourism », une vidéo datée du 16 novembre 2019 présente un lieu à Homs où serait envisagée la construction d’un nouveau complexe hôtelier. Les images montrent un endroit en chantier et les quelques photos de la ville présentent une activité normale avec des immeubles en bon état, alors même que cette ville a été détruite à près de 60 % dès 2012.
Le site officiel du Ministère du Tourisme est tout aussi peu prolixe dans sa version anglaise, même si on y trouve des articles divers sur des évènements touristiques datant de 2018. La version arabe est, elle, beaucoup plus animée, avec des actualités allant jusqu’à 2019 et donnant une impression de normalité dans un pays pourtant encore en conflit ouvert. Par exemple, le festival international du cheval arabe, en avril 2019, y a été abondamment commenté et diffusé. On peut situer la reprise d’activité forte à destination du public touristique en 2016 avec la diffusion d’un clip faisant la promotion du littoral de Tartous, suivie en 2018 de la participation de la Syrie au salon international du tourisme « Fitur » à Madrid.
C’est finalement sur la page de l’Agence Syrienne d’Informations, SANA organe de presse officiel du régime de Bachar al-Assad, que l’on trouve le plus de brèves et d’informations relatives au tourisme et à son activité. En 2019, Palmyre et Lattaquié sont les destinations qui sont présentées comme les lieux de visite préférés des touristes, qu’ils soient Tchèques, Chinois, Portugais ou encore Français. En 2017, sont évoquées des coopérations avec la Chine, l’Iran et la Russie pour le développement du tourisme. La Russie et l’Iran sont des alliés très actifs du régime de Bachar al-Assad. La Chine, quant à elle, s’est toujours opposée aux résolutions des Nations unies visant le régime Syrien. Le site évoque également une reprise de la formation des guides touristiques en Syrie dont le nombre était de 1 400 en 2011 alors qu’ils ne sont plus que 79 aujourd’hui. Les différents articles évoquent tous le caractère sûr des visites et le supposé retour à la normale sur les principaux points d’attraction syriens comme le Krak des Chevaliers, Hama, Palmyre, Bosra, Damas…
Qui sont les touristes depuis 2011 ?
Les touristes qui voyagent encore en Syrie depuis l’éclatement de la révolution en 2011 appartiennent à plusieurs catégories.
Il y a d’abord ceux qui affectionnent les pays en guerre. Ceux-là sont de parfaits aventuriers qui cherchent certainement des sensations fortes mais ne communiquent pas spécialement sur leurs exploits. Ensuite, on rencontre des « vlogueurs », souvent des youtubeurs qui réalisent des vidéos de leurs voyages. Dans le cas particulier de la Syrie, il se trouve justement quelques vlogueurs qui sont allés se promener et se sont livrés dans des vidéos qui font la promotion du pays et de ses attraits, quitte à reprendre parfois au mot près le narratif martelé par le régime, assurant par exemple que la Syrie est un pays sûr où il fait bon vivre et qui n’attend que les touristes pour se reconstruire.
L’un de ces vlogueurs, de nationalité Suisse, a publié son récit sur Youtube et en a fait la promotion sur les forums du Routard et du Lonely Planet. Il y explique volontiers la méthode pour obtenir un visa pour aller en Syrie. Un autre, après y être déjà allé en 2018, expose son nouveau projet de voyage en Syrie prévu pour janvier 2020 en invitant des voyageurs à se joindre à lui.
Il n’est pas inutile de préciser que les visas permettant de voyager en Syrie sont attribués au compte-gouttes par les autorités et que les rares bénéficiaires sont encadrés tout au long de leurs déplacements. La question reste de savoir si ces vlogueurs sont de de simples et naïfs visiteurs pas très regardants ou des propagandistes actifs. Quoiqu’il en soit, les publications de l’un d’entre eux, Drew Binsky, d’origine Nord-américaine, ont été étudiées par le chercheur en sources ouvertes Syrien, Noor Nahas. Il a démontré qu’il s’était affiché ouvertement avec des membres de SOS Chrétiens d’Orient, évoqué plus loin, et du SSNP, parti social nationaliste Syrien, d’inspiration nazie.
Viennent ensuite les agences de voyage. En France, les voyagistes ont, pour la plupart, retiré la Syrie de leurs catalogues. À ce jour, seuls deux entreprises françaises proposent un séjour touristique en Syrie : Odeia Voyages et Clio.
Odeia est positionnée sur le créneau de la découverte des cultures et populations chrétiennes méconnues. Les références à la religion font partie intégrante de la communication commerciale de l’agence. Pour ce qui est de la Syrie, deux de ses voyages ont été proposés en partenariat avec SOS Chrétiens d’Orient. Un autre voyage a été proposé en compagnie de Charlotte d’Ornellas, journaliste proche des milieux chrétiens d’extrême-droite. Le partenariat avec SOS Chrétiens d’Orient n’est pas anodin car cette association, qui fait la promotion de projets humanitaires au Moyen-Orient, reprend régulièrement la propagande de Bachar al-Assad, plaidant activement pour un rapprochement diplomatique entre la France et le régime. Charlotte d’Ornellas, journaliste à Valeurs Actuelles et TV Liberté, est elle-même proche de SOS Chrétiens d’Orient et assume parfaitement avoir réalisé un entretien avec Bachar al-Assad pour le site Boulevard Voltaire.
L’agence Clio, quant à elle, fait la promotion de voyages culturels de haut niveau. Son fondateur, Christian Marquant est très proche des milieux catholiques et est le fondateur du Mouvement de la jeunesse catholique de France et de l’association Paix Liturgique. Bien qu’il se défende de faire de la politique et de la religion en proposant des voyages en Syrie, les argumentaires développés par Clio font polémique et reprennent également un narratif martelé par le Régime de Bachar al-Assad.
Enfin, en marge des circuits organisés par ces deux agences, des groupes se rendent également en Syrie. C’est le cas des voyages organisés annuellement par la « Communauté syrienne de France », dans le cadre d’un projet baptisé « Solidarité Syrie » et dont un compte-rendu est donné, en juin 2018 , à travers l’entretien avec une des participantes publié par le site « Breizh-Info ». L’entretien fait l’apologie de l’armée arabe syrienne et de Bachar al-Assad, arguant que « tous » les Syriens sont derrière lui. Le site « Breizh-Info » est connu pour être un site de « ré-information » proche des milieux identitaires. Quant à la « Communauté Syrienne de France », elle publie sur sa page facebook des articles qui vantent les réussites de Bachar Al-Assad. Cette page figure d’ailleurs en bonne place sur la page facebook du « Comité de soutien international à la Syrie de Bachar Al-Assad ».
Les recherches menées dans deux autres pays européens francophones, la Suisse et la Belgique, n’ont pas permis de mettre en évidence des séjours en Syrie proposés par des voyagistes professionnels. À ce jour, il semblerait que ces voyages soient l’apanage de structures ayant pour le moins des convergences idéologiques avec le régime de Bachar al-Assad, reprenant ses éléments de langage et appelant à une normalisation des relations diplomatiques. L’annonce prochaine de l’ouverture d’un trajet régulier entre Damas et Berlin via Beyrouth par la compagnie Cham Wing, propriété d’un homme d’affaire syrien et sous sanctions américaines, semble montrer que sur le long terme, Assad pourrait réussir à obtenir progressivement cette normalisation.
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