Le tourisme en Syrie, vecteur de propagande (2/3) : Un circuit pour la mémoire

Alors que des voyages en Syrie sont à nouveau proposés par des agences touristiques, y compris en France, Syrie Factuel analyse la façon dont le régime de Bachar Al-Assad utilise le tourisme pour se légitimer. Seconde partie : comment le circuit proposé par l’agence de voyages Clio témoigne malgré lui des crimes de guerre et crimes contre l’humanité qui y ont été perpétrés, notamment par le régime de Bachar Al-Assad.

Syrie Factuel
10 min readJun 9, 2019
Les ruines de Palmyre, destination phare. (mai 2004, Syrie Factuel)

Si l’attrait du patrimoine syrien est indéniable, le circuit proposé par l’agence de voyage Clio est également très riche d’enseignements sur les évènements survenus au cours de la guerre en Syrie ces huit dernières années. Chaque étape témoigne en effet des multiples exactions commises sur le sol syrien : bombardements aveugles et massacres de civils, destruction des infrastructures de santé, attaques contre les journalistes, utilisation du viol comme arme de guerre, arrestations arbitraires, torture à grande échelle…

Nuit à Homs : en Syrie, c’est l’information qu’on assassine

Au carrefour des routes qui relient Damas à Alep et Lattaquié à Palmyre, Homs constitue une étape incontournable des voyages en Syrie, ainsi que du parcours touristique proposé par l’agence Clio, qui propose à ses touristes d’y passer deux nuits à l’hôtel cinq étoiles Safir. L’antique Emèse est riche d’une histoire bimillénaire mais présente peu d’attraits touristiques notables. Troisième ville de Syrie, elle est aussi un pôle agricole et abrite des installations pétrolières.

Mais depuis 2011, Homs est aussi connue comme la « capitale de la Révolution » pour avoir rejoint le soulèvement quinze jours seulement après Deraa. La répression du régime s’y est abattue très rapidement. Du massacre de la place de l’Horloge, le 24 avril 2011, à l’expulsion des derniers résistants d’Al-Waer par le régime, le 21 mai 2017, elle a été le théâtre de violents combats et de multiples exactions.

Homs a très vite attiré les journalistes du monde entier qui sont venus couvrir le soulèvement populaire. Ils y ont été assistés par les premiers «journalistes citoyens» syriens. Tous sont devenus des cibles de choix pour le régime de Bachar Al-Assad, qui souhaitait imposer son narratif selon lequel la révolution syrienne ne serait qu’un mouvement terroriste contrôlé depuis l’étranger. C’est à Homs qu’ont été tués les premiers journalistes occidentaux pendant le conflit syrien.

Homs, bombardements sur Bab Amr par l’armée syrienne (Freedom House — 14 février 2012)

Le 11 janvier 2012, Gilles Jacquier, grand reporter à France 2, a ainsi été tué par un tir de mortier alors qu’il effectuait un reportage avec l’accord des autorités syriennes dans un quartier alaouite. Même si les faits ne sont pas encore établis, une enquête menée par sa compagne, et racontée dans un livre, pointe vers la responsabilité du régime de Damas.

Le 22 février 2012, ce sont Marie Colvin, du Sunday Times et le journaliste indépendant Rémi Ochlik qui ont été tués par une roquette devant le centre de presse (media center) du quartier de Baba Amr. Édith Bouvier, journaliste indépendante travaillant pour Le Figaro et Radio France, a également été blessée dans cette attaque. Les reporters couvraient alors le siège du quartier homsiote de Baba Amr par les troupes loyalistes. Les investigations menées montrent que le centre de presse et les journalistes présents ont été ciblés intentionnellement par le régime. Le 28 mars 2012, Ali Mahmoud Othman, chef du centre de presse de Baba Amr, a été arrêté à Alep. 5 ans plus tard, en avril 2019, le régime a annoncé sa mort, survenue en détention le 30 décembre 2013. Son rôle dans l’accompagnement des journalistes étrangers et l’évacuation d’Édith Bouvier avait été décisif.

Logo du collectif de journalistes citoyens Raqqa Is Beeing Slaughtered Silently (Copyright RBSS, marque déposée)

Ces évènements survenus à Homs sont symptomatiques du sort des journalistes qui couvrent le conflit syrien. Jusqu’en 2013, le régime de Bachar Al-Assad a tout mis en œuvre pour éviter que les manifestations ne soient couvertes par la presse. En parallèle, les groupes djihadistes sont montés en puissance et s’en sont également pris à la liberté de la presse. Entre 2012 et 2014, Daech a enlevé plusieurs journalistes étrangers. Si quatre journalistes français (Nicolas Hénin, Didier François, Pierre Torres et Édouard Elias) ont été libérés après le versement d’une rançon, les Américains James Foley et Steven Sotloff ont été exécutés par les djihadistes en août et en septembre 2014, en réaction aux bombardements américains contre le « califat » autoproclamé. Le Japonais Kenji Gotō, kidnappé en octobre 2014, a été assassiné trois mois plus tard. Le Britannique John Cantlie serait quant à lui toujours prisonnier de l’organisation djihadiste, et l’Américain Austin Tice, est a priori toujours détenu par l’une des parties au conflit. Tous deux ont été enlevés en 2012.

En conséquence, les principales rédactions ont fortement limité leur envoi de reporters sur le terrain syrien, qui est depuis huit ans le plus difficile à couvrir au monde. Le récent ciblage d’une équipe de la chaîne britannique Sky News témoigne de ces difficultés persistantes. Le relais a été assuré par des journalistes citoyens, souvent issus des rangs de la révolution syrienne. Ils paieront au prix fort leur engagement.

75 journalistes professionnels ont été tués en Syrie depuis 2011, ainsi que 152 journalistes citoyens. Des procédures judiciaires ont été initiées afin de poursuivre et de condamner les responsables. Aux États-Unis, une juge fédérale a condamné le gouvernement syrien à verser 302 millions de dollars à la famille de Marie Colvin. En France, c’est le pôle «crimes contre l’humanité — crimes et délits de guerre» du Tribunal de grande instance de Paris qui est chargé de l’enquête sur les assassinats de Gilles Jacquier et Rémi Ochlik. Il a constitué un volumineux dossier à charge contre le régime de Bachar Al-Assad. Néanmoins, l’affaire n’a toujours pas été jugée.

Saidnaya, son icône miraculeuse et son « abattoir humain »

Visuel du rapport d’Amnesty International sur Saidnaya (Copyright Cesare Davolio)

A 27 kilomètres de Damas, perché à 1 381 mètres d’altitude, le monastère de Saidnaya est un lieu de pèlerinage important pour les chrétiens et les musulmans. Construit sous l’empereur Justinien, le lieu est «célèbre pour son couvent à l’icône miraculeuse» de la Vierge, selon les termes de l’agence de voyage. Il est également connu pour l’araméen que parlent encore certains habitants. C’est, de ce fait, un lieu incontournable du tourisme religieux.

Mais ce que l’agence omet de préciser, c’est que Saidnaya est aussi une prison. Gérée par le ministère de la Défense. Son histoire est ancienne. Avant 2011, les détenus y étaient déjà transférés pour y subir diverses exactions. Un massacre y a eu lieu en 2008, faisant 28 morts chez les détenus.

Aujourd’hui, Saidnaya est l’une des pires, si ce n’est la pire, des 27 prisons recensées du régime de Bachar Al-Assad. Alors que celle de Palmyre (Tadmor) symbolisait le règne d’Hafez Al-Assad, Saidnaya joue un rôle central dans la répression organisée par son fils depuis mars 2011. Selon Amnesty International, entre 5 000 et 13 000 détenus ont été tués dans cette seule prison, qu’elle qualifie d’ « abattoir humain » entre février 2011 et décembre 2015. En 2017, le Département d’état américain a également révélé la construction d’un crématorium susceptible de pouvoir faire disparaître 50 corps par jour.

Depuis 2011, le régime de Bachar Al-Assad a mis en place ce qu’il convient d’appeler une « bureaucratie » de la mort. L’organisation de la torture et des exécutions à échelle industrielle, soigneusement enregistrées, est mise en évidence dans le livre de Garance Le Caisne consacré au « rapport César ». Il s’agit de 53 275 photos, dont 28 807 représentent 6 786 personnes mortes sous la torture entre 2011 et 2013, divulguées par un photographe de la police militaire syrienne. Depuis l’été 2018, le régime syrien adresse régulièrement aux familles les certificats de décès de leurs proches disparus à partir de 2011 et morts en prison.

Graphique de morts sous la torture (Source Syrian Network 4 Human Rights)

Les autres parties au conflit ont également perpétré des violations des droits de l’homme. Daech, par exemple, a défrayé la chronique avec les mises en scène macabres de ses exécutions. Les groupes armés d’opposition ou les forces kurdes des YPG sont également accusés de violations. Néanmoins, environ 99% des personnes mortes sous la torture sont décédées aux mains du régime syrien.

Grâce notamment au rapport César, des mandats d’arrêt internationaux ont pu être lancés contre des personnalités proches de Bachar Al-Assad, notamment Jamil Hassan, le chef du tout puissant service de renseignement de l’armée de l’air. En juin, la Suède organisera une réunion internationale portant sur la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes de Daech. En France, trois mandats d’arrêt ont été émis contre des hauts responsables du régime syrien suite à la mort en détention de deux franco-syriens, Mazen et Patrick Dabbagh. Le chemin vers la justice demeure toutefois long et complexe.

Dans un livre intitulé « Sortir la mémoire des prisons », Yassin Al-Haj Saleh appelait à ce que la prison s’inscrive dans un « devoir de mémoire » collective des syriens. Combien de personnes ont visité Palmyre sans avoir idée de sa proximité avec la prison de Tadmor ? Et combien visiteront aujourd’hui Saidnaya, découvrant ainsi « la présence des communautés chrétiennes en Syrie, dans les piémonts de l’Anti-Liban.», selon les termes de l’agence, mais en ignorant que des détenus y sont toujours torturés et exécutés ?

Depuis Damas : pour les civils de la périphérie, le choix entre « mourir et partir »

Dans les ruines de la Ghouta, le marché de Douma (Copyright Firas Abdullah — Août 2018)

La mosquée des Omeyyades, classée au patrimoine de l’Unesco, fait de Damas un point fort du parcours touristique proposé par l’agence Clio. Mais visiter la capitale syrienne sans s’intéresser à ses banlieues serait regrettable, car elles font partie intégrante de son histoire et permettent de mieux cerner ses évolutions urbaines.

A l’Est, ce que l’on appelle la Ghouta orientale et sa capitale Douma, constitue une périphérie agricole de terres cultivées et irriguées depuis l’Antiquité. Au sud-ouest, la ville de Daraya, foyer d’un mouvement citoyen pacifiste théorisé bien avant 2011, est intimement liée à l’histoire médiévale de la capitale. Au sud, le camp « informel » en dur de réfugiés palestiniens de Yarmouk a été établi peu après la Naqba, à partir de 1957 et abritait, selon les chiffres de 2002, 112 500 réfugiés.

Révélée par des manifestations pacifistes dès le début de la révolution, en mars 2011, Daraya a fait l’objet d’un siège du régime du 8 novembre 2012 au 27 août 2016. Sa situation stratégique, à proximité de l’aéroport militaire de Mezzeh, en a fait une cible prioritaire. La population a subi la famine, renforcée par le blocage de l’aide humanitaire. Les habitants ont été victimes de bombardements massifs et aveugles avec des bombes–barils, connues pour leur imprécision. Cette stratégie, majoritairement utilisée par les forces loyalistes et plus rarement par des groupes d’opposition, est surnommée « partir ou mourir » par Amnesty International. Lors de sa reconquête par le régime en 2016, Daraya était détruite à 90%. Sur les 78 763 habitants qu’elle comptait avant 2011 ne subsistaient que 4 à 8 500 personnes

A proximité immédiate de Damas, et parce que les groupes armés y menaçaient directement la capitale, la Ghouta orientale a elle aussi été le théâtre d’âpres affrontements. A l’instar de Daraya, la région a été bombardée et assiégée. C’est toutefois l’usage des armes chimiques par le régime qui l’a durablement marquée. Ces attaques ont commencé en mars 2013. Le point culminant a été atteint le 21 août 2013, lorsque du sarin a été largué sur les banlieues de Zamalka et Aïn Tarma, faisant 1 300 morts et 9 838 blessés. A partir d’octobre 2013, le régime a eu recours au chlore et au moins quatre attaques contre la Ghouta orientale ont été documentées. La dernière en date, le 7 avril 2018 sur Douma, a causé la mort de 70 personnes. La région est repassée sous le contrôle de Damas le 21 mai 2018.

Après des affrontements entre factions pro et anti-Assad, le camp palestinien de Yarmouk a été pris par Daech, qui y a perpétré des exactions sur les civils. La violence des combats survenus entre décembre 2012 et le 18 mai 2018, date de sa reconquête par le régime, a débouché sur la destruction de plus de 90% du camp.

Mais, c’est dans le célèbre Cham Palace, hôtel quatre étoiles de Damas, que les touristes de l’agence Clio vont passer deux nuits, assez loin des scènes de crimes de la guerre civile.

Graphique du nombre de morts civiles (Syrian Network 4 Human Rights)

En 2016, 18 villes et 592 000 personnes étaient assiégées en Syrie et quasiment privées d’aide humanitaire. Deux par des groupes armés d’opposition, une par Daech et les quinze autres par le régime. Selon un rapport publié en février 2019 plus de 336 attaques chimiques ont eu lieu en Syrie entre 2011 et 2018, occasionnant plus de 2 000 victimes. La propagande du régime syrien et de la Russie consacre des efforts considérables pour semer le doute sur la réalité de ces attaques chimiques.

Tourisme, normalisation et impunité

Les étapes du voyage proposé par Clio présentent un indéniable intérêt archéologique et historique, mais ont aussi été le théâtre de violations massives des droits humains. Une partie de la réalité syrienne dont les touristes sont tenus à l’écart. A l’échelle du pays, ces crimes, dont certains se poursuivent, voire s’aggravent aujourd’hui (comme la torture et les exécutions à Saidnaya), ont principalement été perpétrés par le régime syrien et ont fait des centaines de milliers de victimes.

Ce dernier ne compte ni mettre un terme à ses exactions, ni les assumer devant la justice, mais tente bien au contraire d’en nier la réalité et de la passer sous silence. Il cherche en revanche à restaurer sa légitimité, en affirmant que la guerre en Syrie est terminée et que la seule priorité doit aller à la reconstruction, avec un financement de la communauté internationale. Le retour des touristes en Syrie s’inscrit dans cette stratégie, car il permet de projeter l’image trompeuse d’une Syrie réconciliée et pacifiée, alors que les forces loyalistes sont actuellement en pleine offensive à Idleb.

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Written by Syrie Factuel

Collectif citoyen francophone contre la désinformation sur la Syrie : des faits et du contexte ! https://twitter.com/SyrieFactuel

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