Le tourisme en Syrie, vecteur de propagande (1/3) : l’illusion du « retour à la normale »

Alors que des voyages en Syrie sont à nouveau proposés par des agences touristiques, y compris en France, Syrie Factuel analyse la façon dont le régime de Bachar Al-Assad utilise le tourisme pour se légitimer. Première partie : comment le discours publicitaire de l’agence de voyages Clio sur le « retour à la normale » en Syrie déforme la réalité et fait écho à la propagande du régime.

Syrie Factuel
12 min readJun 5, 2019
Capture d’écran du site de SANA — 11 mars 2019

Le 19 février, une dépêche AFP intitulée « Emmener des touristes français en Syrie : l’initiative controversée du voyagiste Clio » a été reprise par de nombreux médias. Elle a mis à nouveau en lumière les offres de séjours en Syrie proposées par l’agence de voyage Clio, qui avaient provoqué une polémique sur les réseaux sociaux — et une pétition — en novembre dernier. Clio n’est pas la seule à proposer des voyages en Syrie, et comme ses confrères, elle se défend de faire de la politique. Néanmoins, ces séjours touristiques et les discours qui les accompagnent apportent une contribution à la normalisation en cours du régime de Bachar Al-Assad, en laissant croire que le pays est pacifié et « sous contrôle ». Dopé par ses récents succès militaires, le régime syrien déploie une énergie importante à communiquer pour convaincre de la réalité de ce retour à la normale. Alors que le secteur du tourisme en Syrie s’est effondré à partir de 2011, le gouvernement n’a jamais cessé de promouvoir le pays comme une destination touristique attractive.

Dans ce contexte, alors qu’aucun vol international ne dessert plus la Syrie et que la plupart des chancelleries déconseillent absolument aux voyageurs cette destination, l’enjeu majeur pour le régime syrien ne consiste pas à bénéficier d’une entrée de devises, mais à convaincre l’opinion internationale de sa légitimité restaurée. Selon l’association « Souria Houria », qui a publié un communiqué le 19 novembre 2018 en réaction aux annonces de Clio : « le tourisme n’est pas, pour le régime, une simple donnée financière : c’est un outil stratégique d’un retour à la « normalité »».

Installée à Paris, Clio s’est spécialisée dans les voyages dits « culturels » à travers un catalogue centré sur le patrimoine. Selon celui-ci, à partir du 6 avril et jusqu’au 4 novembre 2019, Clio propose six voyages à destination de la Syrie. Ces séjours sont d’une durée de dix jours et comprennent le guide conférencier, un autocar privé et des nuits à l’hôtel (de 3 à 5 étoiles). Les sites visités sont de hauts lieux de l’Histoire et du patrimoine architectural de la Syrie. Le voyage est toutefois contingenté aux zones complètement contrôlées par le régime de Bachar Al-Assad. Par conséquent, Alep et l’Euphrate ne font pas partie du circuit.

Alors que la situation en Syrie est très loin d’être stabilisée, les offres de séjour comme celle de Clio posent question, et pas uniquement pour des raisons sécuritaires. Interpellée dès novembre 2019 par certains citoyens, Clio se défend en arguant que sa « ligne de conduite se définit non par rapport à la situation politique des pays visités mais par rapport à leurs populations, à l’intérêt de leur patrimoine et à la faisabilité des voyages, en particulier en termes de sécurité ». L’Agence précise que, concernant la Syrie, toutes les zones visitées sont sûres, que les visiteurs y sont attendus avec impatience par les Syriens et que tout y fonctionne normalement.

« [Les Syriens] sortent péniblement d’un long cauchemar » : une guerre loin d’être terminée

Cartographie de la maîtrise du territoire — Janvier 2019. Source Wikipedia

Huit ans après les premières manifestations pacifiques, violemment réprimées par Bachar Al-Assad, qui ont évolué au fil des années en un conflit régional impliquant des belligérants syriens ainsi que des puissances étrangères locales comme internationales, le bilan humain est explicite : entre 250 000 (selon l’ONU) et 560 000 morts (selon l’OSDH), 12 millions de déplacés et de réfugiés, 70 000 à 93 000 disparus, et un pays devenu, selon l’ONU, une « salle de torture à ciel ouvert ». Un constat confirmé par un rapport d’Amnesty International publié en 2017. Par ailleurs, de nombreux crimes de guerres, ainsi que des crimes contre l’humanité, ont été perpétrés. Si chaque partie au conflit porte une part de responsabilité dans ce bilan, le régime de Bachar Al-Assad est le principal auteur des attaques délibérées contre les civils.

  • Sur le plan militaire, et grâce au soutien de ses parrains russes et iraniens, Bachar Al-Assad peut se prévaloir d’avoir récupéré progressivement 60 % du territoire syrien. L’intervention russe de novembre 2015 a été décisive pour inverser la tendance. En avril 2019, la situation peut se résumer ainsi :
  • A l’Est, les « Kurdes » du YPG, branche armée du parti PYD, associés à des combattants arabes au sein des Forces Démocratiques Syriennes, contrôlent un territoire où subsiste un réduit loyaliste à Hassaké. L’armée turque, dans la continuité de l’opération « Rameau d’olivier » lancée le 20 janvier 2018, met la pression sur ces « zones Kurdes » afin de limiter l’expansion du PYD — intimement lié au PKK — en créant une zone tampon autour de la frontière syrienne.
  • Au Nord, autour d’Idleb et jusqu’à Jarablous, le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham dispute à l’Armée Syrienne Libre le contrôle d’une zone où vivent environ 3 millions de personnes. Les deux tiers des habitants sont des déplacés provenant de zones reprises par le Régime. Malgré l’accord de « démilitarisation » de novembre 2018, les forces loyalistes associées aux militaires russes mènent une campagne intensive de bombardements depuis la mi-février 2019. Une petite poche rebelle subsiste également dans le désert, à la frontière jordanienne.
  • Le régime de Bachar Al-Assad maîtrise toute la façade côtière de la Syrie, le corridor Nord — Sud qui va de Alep à la frontière jordanienne et une vaste partie du désert central jusqu’à l’Euphrate. Les fronts les plus ouverts sont ceux situés aux limites du territoire d’Idleb.
  • Depuis le 22 septembre 2014, une coalition internationale pilotée par les USA mène une lutte contre Daech (ISIS). Cette campagne se traduit essentiellement par des bombardements appuyant les Forces Démocratiques Syriennes qui combattent au sol. Le dernier réduit territorial encore contrôlé par le groupe djihadiste, à Baghouz, est tombé fin mars 2019 après de violents combats. Ils ont occasionné une fuite massive des civils auxquels se mêlent des combattants. La fin de cette offensive signe la fin du contrôle territorial du groupe djihadiste en Syrie, sans pour autant signifier la fin de son idéologie ni de sa capacité de nuisance.
  • Au sud de la Syrie, Israël conduit des frappes aériennes contre des objectifs militaires du Hezbollah et de la force Al-Qods (unité d’élite du Corps des Gardiens de la révolution islamique) afin de freiner l’implantation territoriale de l’Iran. Ces bombardements ont parfois eu lieu en périphérie immédiate de Damas ou d’Alep et les autorités israéliennes réaffirment régulièrement leur volonté et leur capacité à agir contre l’Iran.
Des combattants des FDS durant la bataille de Baghouz — 12 février 2019. Licence CC VOA News.

La situation militaire est donc loin d’être pacifiée. Les voyages touristiques évitent de fait la proximité de fronts ouverts (Alep et Deir-Ezzor) pour rester dans les limites d’un territoire considéré comme sûr et entièrement contrôlé par les forces loyalistes.

Avant 2011, la Syrie pouvait être considéré sans grands dangers pour le voyageur. L’écrasante présence policière et celle des nombreux services de renseignements maintenait une pression sécuritaire ; la criminalité ressentie était donc faible. La situation actuelle est bien différente. Malgré la survivance de l’appareil sécuritaire et policier renforcé par la présence russe, un certain nombre de faits démontrent que les zones loyalistes ne sont pas entièrement sécurisées.

  • À Damas, la reconquête du territoire rebelle de la Ghouta orientale en mars 2018 signait la reprise totale du contrôle de la capitale par le régime. Damas est restée relativement épargnée et la population s’y est toujours plus ou moins sentie en sécurité malgré des tirs de roquette en provenance de la banlieue est. Toutefois, le 20 janvier 2019, un engin explosif posé par un supposé terroriste a explosé dans le sud de la ville.
  • Dans la province de Deraa, un nouveau groupe armé d’opposition a vu le jour en novembre 2018, soit à peine trois mois après la fin de la reconquête de cette zone. Ce groupe, baptisé Résistance Populaire, y mène des attaques contre les forces loyalistes et pratique des assassinats ciblés.
  • Une récente étude réalisée par Lina Khatib et Lina Sinjab pour le think-tank Chatham House démontre que l’appareil sécuritaire du régime, qui reste encore actif au demeurant, ne dispose plus d’une mainmise intégrale. Les milices paramilitaires non étatiques ont proliféré et évoluent en marge de l’influence du régime qui n’a plus vraiment autorité sur elles. Elles profitent de l’économie de guerre à travers un commerce parallèle basé sur le pillage, l’extorsion, les enlèvements et d’autres activités illégales. L’insécurité s’est donc envolée, même en dehors des zones de combat.
  • Enfin, la Syrie est toujours considérée comme un territoire dangereux par le Ministère des affaires étrangères français qui y déconseille tout voyage.

« Les Syriens souhaitent […] la reprise de l’activité touristique » : de nombreux habitants sont réfugiés ou déplacés et ne peuvent rentrer chez eux

Réfugiés syriens regagnant Tell Abyad. 27 juin 2015. VOA News

Selon les derniers bilans de situation de l’ONU, la Syrie est aujourd’hui le pays qui cumule le plus grand nombre de déplacés à ce jour. Au total, 12 millions d’hommes et de femmes ont été obligés de fuir leurs maisons pour échapper aux combats et aux destructions. Ce qui représente 57% d’une population estimée à 21 millions d’habitants avant 2011. Sur ces 12 millions de personnes, 5,8 millions d’entre elles ont quitté le territoire syrien. 4,95 millions se concentrent dans les trois pays limitrophes que sont la Turquie, le Liban et la Jordanie. Sur le territoire syrien, 6,2 millions de déplacés internes tentent de survivre dans des camps de fortune ainsi que dans les zones urbaines et rurales éloignées de leur domicile initial. La très grande majorité s’est déplacée dans les zones contrôlées par le régime, qui sont moins bombardées que les secteurs tenus par l’opposition. 1,7 million d’entre eux est allé s’installer dans le grand Idleb, qui est le dernier grand territoire rebelle non repris à ce jour.

Le retour des réfugiés est pourtant un enjeu fondamental pour le régime de Bachar Al-Assad et les quelques candidats au retour font l’objet de campagnes de communication et de propagande soigneusement orchestrées pour envoyer un message à l’étranger. Une certaine tendance au retour de réfugiés vers leurs domiciles a été constatée par le HCR : environ 1,4 millions de personnes serait rentré durant les 12 derniers mois. Deux études poussées réalisées en 2018, et mises en évidence par le « Comité Syrie — Europe, après Alep », démontrent que les conditions du retour sont loin d’être réunies, pour les déplacés internes comme pour les réfugiés.

Les principales raisons qui empêchent les réfugiés et déplacés de revenir sont le maintien de Bachar Al-Assad au pouvoir qui pose un risque d’emprisonnement, de disparitions forcées, de tortures et d’exécutions pour les personnes considérées comme liées à l’opposition, ainsi que les restrictions qu’il a apportées au droit de propriété, l’insécurité globale, les problèmes économiques et le service militaire obligatoire. De récents témoignages montrent que des réfugiés qui avaient payé jusqu’à 400 dollars pour revenir en Syrie ont été contraints de retourner au Liban après avoir rapidement déchanté. Certains ont retrouvé leur logement occupé illégalement, d’autres ont dû faire face à des arriérés d’impayés sur leurs six années d’absence. Tous pointent l’absence d’assistance des autorités.

Les services secrets ont établi une liste de plus de 3,5 millions de noms de personnes qui feront l’objet d’une arrestation si elles remettent les pieds sur le territoire syrien. Le sort qui les attend peut être éclairé à travers une enquête menée en 2017 par l’Irish Times qui révèle que des réfugiés revenus en Syrie ont été arrêtés puis torturés. Dans le cas des réfugiés, l’hostilité des pays d’accueils et la situation désastreuse dans les camps semblent préférables aux risques encourus en cas de retour.

Basée sur des décrets antérieurs de 2012, la Loi n° 10 promulguée en 2018 renforce l’arsenal législatif dont dispose le régime de Bachar Al-Assad pour spolier les propriétaires légitimes de leurs biens immobiliers. Ces derniers disposent d’un délai de 30 jours pour faire valoir leurs droits de propriété lorsqu’ils sont notifiés d’un projet tel qu’une zone de développement. Avec 12 millions de déplacés, il existe un risque majeur pour des dizaines de milliers d’entre eux de se voir dépossédés.

Des changements démographiques, soit des modifications de la composition ethnique et religieuse sont également constatés. Les études et statistiques sérieuses manquent pour évaluer les remplacements de populations sur des bases confessionnelles et attester d’une éventuelle stratégie planifiée en ce sens. En l’état actuel, le changement démographique s’est principalement matérialisé par l’expulsion de populations sunnites, et c’est donc la dépopulation de régions sunnites qui est aujourd’hui la plus visible.

En 2019, la moitié de la population syrienne vit donc loin de son foyer originel, dont plus de 20 % à l’étranger. Les conditions du retour sont loin d’être réunies, voire absentes, pour nombre de Syriens.

« [Pour les Syriens], le signe mais aussi le moyen d’un retour à la vie normale » : l’économie syrienne, tourisme compris, reste marquée par la prédation

Une école à Taftanaz, le 13 janvier 2013. Source IHH Humanitarian Relief Fundation. Licence CC

Depuis la prise de pouvoir de Hafez al-Assad en 1970, le fonctionnement économique de la Syrie a été marqué par l’enrichissement personnel de la famille Assad. Enrichissement dont bénéficie un petit nombre d’individus appartenant à la bourgeoisie d’État et à une élite affairiste. A l’arrivée de Bachar Al-Assad, l’économie s’est envolée avec un taux de croissance de 5 %. Il en a résulté un appauvrissement de la population rurale et un enrichissement éclair de la bourgeoisie gravitant dans l’orbite du pouvoir. Rami Makhlouf, cousin de Bachar Al-Assad, en est l’emblème. Avant 2011, il possédait à lui seul 60 % de l’économie syrienne dont le secteur du tourisme.

Avec le conflit, cette situation s’est renforcée. En 2000, 28 % de la population syrienne vivait sous le seuil de pauvreté. En 2019, ce sont plus de 80 % des Syriens qui doivent vivre avec moins de 1,90 dollar par jour. Les difficultés du quotidien sont multiples même en zone loyaliste. Les pénuries d’eau, d’électricité et de gaz sont fréquentes. Nombre de personnes n’ont pas les moyens de s’acheter à manger tous les jours. L’accès aux soins est rendu très difficile par la destruction des infrastructures de santé et l’exil des médecins qui ont fui le conflit. Le système éducatif est également à reconstruire avec une pénurie d’enseignant, le tiers des écoles inutilisables et environ 2,8 millions d’enfants déscolarisés. Dans le primaire, par exemple, le taux de scolarisation est passé de 98 % à 61,2 %.

Selon l’ONU, le coût de la reconstruction de la Syrie avoisinerait les 350 milliards de dollars. Cette manne potentielle aiguise l’appétit des affairistes, dont beaucoup sont très proches du régime de Bachar Al-Assad, et une nouvelle classe de « profiteurs de guerre » a émergé. Certains analystes redoutent que l’argent investi ne soit capté une fois de plus par une minorité et que l’aide ne soit orientée que vers les zones loyalistes au détriment des autres parties du pays. Le régime dépense déjà des sommes importantes pour reconstruire des statues à sa gloire, alors que les besoins primaires de la population ne sont pas satisfaits.

A l’avenir, lorsque les conditions de vie seront redevenues moins précaires, le tourisme pourra constituer une source potentielle de devises. Toutefois, des études montrent que dans ce secteur, cet argent ne bénéficie pas forcément à la population, surtout lorsqu’il s’agit de voyages « all-inclusive » avec repas et hébergements dans des établissements de luxe (Lien 50 ). A titre d’exemple, le Cham Palace, l’un des hôtels cinq étoiles où descendent les groupes à Damas, appartient à une chaîne fondée en 1977 dans laquelle l’État syrien détenait 25 % des parts. (in Tourism in the Middle East : Continuity, change and transformation. By Dr Rami Farouk Daher — Channel View Publications November 10, 2006)

Un voyage pour ceux « que passionne l’histoire du Proche-Orient »… qui repose sur un narratif erroné

L’hôtel Cham Palace à Damas, le 6 septembre 2009. Source Wikipédia. Licence CC

La situation en Syrie reste instable sur le plan sécuritaire et le conflit est loin d’être terminé. La situation humanitaire, sécuritaire et économique plonge une majorité de Syriens dans une grande précarité, rendant leur avenir incertain, qu’ils soient à l’intérieur du pays ou hors de ses frontières. Le système de captation de la richesse au bénéfice d’une caste proche du régime s’est également renforcé. Ainsi, il est difficile d’évoquer un « retour à la normale » en Syrie, comme le font les voyagistes ou organismes qui y proposent des séjours.

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