Vue de la cité antique Palmyre, avec la ville en arrière plan — Mai 2004 — Photo : Syrie Factuel.

Le patrimoine syrien : enjeu de conflit et de propagande

Syrie Factuel
11 min readSep 3, 2021

Pendant les dix ans du conflit, le patrimoine inestimable de la Syrie a subi de lourds dommages et a été transformé par tous les belligérants en enjeu de propagande et d’occupation territoriale. Le régime de Bachar al-Assad, lui-même responsable de nombreuses destructions, se présente pourtant en protecteur de ce patrimoine auprès des institutions internationales.

La guerre n’épargne rien, et le patrimoine, qu’il soit religieux, culturel ou architectural, n’échappe pas à la règle. Outre la violence des combats, les pillages et les exactions volontaires contribuent également à faire disparaître des pans entiers de l’histoire de l’Humanité. Théâtre de conflits incessants depuis plus d’un siècle, avec une nette aggravation ces 30 dernières années, le Moyen-Orient voit ainsi des trésors inestimables perdus à jamais. La Syrie en particulier possède l’une des richesses historiques les plus exceptionnelles du globe, fruit des civilisations qui s’y sont succédé sur plusieurs millénaires. En 2011, 6 sites y étaient classés au patrimoine mondial par l’Unesco et 12 autres sites attendaient leur inscription . Le pays comptait également plus de 10 000 sites archéologiques de plus ou moins grande envergure.

Les 6 déjà classés au patrimoine mondial sont désormais sur la liste des sites en grave danger. En Syrie, d’après des données de 2014, 24 sites ont été totalement détruits, 189 ont subi des destructions partielles et 77 des destructions probables. Même s’il est difficile d’estimer l’ampleur réelle des dégâts, ceux-ci sont globalement bien documentés et toutes les parties au conflit s’en sont rendues coupables. Ces destructions ont également nourri une intense guerre de l’information. En Occident ces destructions ont notamment suscité l’émotion lorsqu’elles étaient l’œuvre de l’État islamique, comme à Palmyre, sans que la responsabilité du régime de Bachar al-Assad ne soit mise en lumière. Ce dernier a d’ailleurs su se présenter comme un protecteur du patrimoine syrien, afin de redorer son image auprès des opinions publiques internationales.

Les destructions de l’État islamique : une stratégie de communication

L’une des approches dominantes en Occident pour expliquer la raison pour laquelle les djihadistes de l’État Islamique s’attaquent au patrimoine archéologique est de ramener celle-ci, voire de la réduire, à leur seule vision de la religion. Or Wassim Nasr, journaliste à France 24 et auteur d’un ouvrage de référence sur l’État Islamique (L’État Islamique : le fait accompli — Plon 2016) explique à Syrie Factuel que ces actes ont également un objectif sociétal et politique : « Les destructions opérées par l’EI s‘inscrivent dans une stratégie de communication avec pour objectif de conforter son assise locale et son image internationale. L’un des exemples les plus frappants est la destruction des fresques du musée de Mossoul, en Irak en février 2015. Des destructions en réalité largement mise en scène, la très grande majorité de ces objets étant des moulages ou des reconstitutions en plâtre, sans guère de valeur. Et ils n’ont même pas pris la précaution de flouter les inscriptions en arabe le mentionnant, tout en insistant sur le caractère païen des statues. »

Mais c’est la prise de la cité antique de Palmyre, (Tadmor en Arabe), et la destruction de ces vestiges les plus imposants, qui fit le plus réagir la communauté internationale. Pourtant, « les deux objectifs prioritaires de l’État Islamique étaient en réalité le symbole qu’était la prison de Tadmor et l’important stock d’armes et de munitions du camp militaire de l’Armée Arabe Syrienne situé juste à côté », selon Wassim Nasr.

Destruction de la prison de Tadmor par l’État islamique — Captures d’écran

La prison de Tadmor était en effet le symbole du despotisme et de la cruauté de Hafez al-Assad. Nombre de Syriens, mais également des Irakiens, notamment baassistes, ainsi que des Palestiniens et des Libanais, y ont été enfermés, torturés et assassinés. Ce lieu sinistre s’est ancré dans l’inconscient collectif de cette région alors qu’il n’éveillait que peu d’échos en Occident. Pour Wassim Nasr, l’État Islamique, en rasant la prison, a envoyé un message très explicite aux locaux : « regardez, alors que l’opinion occidentale ne pense qu’aux vieilles pierres, nous, nous détruisons ce lieu où vous avez tant souffert ». Un excellent moyen de s’attirer les faveurs des opinions locales et d’entretenir leur ressentiment vis-à-vis de l’Occident, tout en détruisant au passage les preuves des crimes commis par le régime.

Si les enjeux de la bataille de Palmyre concernaient avant tout la ville du même nom, les médias occidentaux se sont fortement concentré sur les dégâts causés à la cité antique. La ville est tombée en 2014 et l’émoi est alors monté d’un cran, ignorant bien souvent les victimes civiles et le destin de la ville en elle-même. Selon Wassim Nasr, pour les djihadistes « le focus sur les vestiges de Palmyre était loin d’être prémédité au départ. Il n’est même pas dit qu’ils l’aient été si l’attention médiatique s’était manifestée différemment. » L’EI dynamita finalement les vestiges les plus visibles et symboliques à partir d’août 2015.

Un patrimoine abandonné par le régime

Bachar al-Assad, et ses alliés, ont parfaitement su exploiter la dimension émotionnelle de la destruction de la cité antique de Palmyre. Lors de la dernière reprise de la ville par son armée appuyée par les Russes, il organisa même un concert dans l’amphithéâtre de la cité antique. Dirigé par Valéri Guerguiev et interprété par l’orchestre symphonique du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, il est salué comme un « extraordinaire acte d’humanité » par Vladimir Poutine, qui en profite alors pour saluer « tous ceux qui luttent contre le terrorisme sans ménager leur vie même, l’hommage à toutes les victimes du terrorisme (…) et, bien sûr, l’espoir non seulement pour la renaissance de Palmyre, mais aussi pour la libération de la civilisation moderne de ce mal terrible, le terrorisme international ». La même année, l’armée syrienne et l’aviation russe pilonnent pourtant la ville d’Alep, tenue par les groupes rebelles qui en avaient chassé l’EI deux ans plus tôt. Surtout, le concert n’empêchera pas les djihadistes de reprendre à nouveau Palmyre en décembre.

La propagande semble pourtant avoir bien fonctionné si l’on se réfère aux articles publiés en France à ce moment-là sur la base d’une dépêche AFP, France 24 parle alors de « moment de grâce au milieu des ruines » et Paris Match de « poignant concert symphonique russe ».

Image satellite US ciblant des chars à Dara. Une mosquée (à gauche) y apparait encore intacte le 5 avril 2012. Photo : Ambassador Ford, U.S. Embassy Damascus — Source

Mais les obscurantistes ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Yahia Hakoum, syrien et étudiant vivant aujourd’hui en Belgique, explique à Syrie Factuel que « l’enseignement de l’Histoire en Syrie était centré sur la personnalité de la famille Assad. Faisant l’impasse sur les siècles passés, il est enseigné que la Syrie moderne commence avec la création du parti Baath (1963) puis l’avènement d’Hafez (1970) et son mouvement réformiste. Tout ce qui est en Syrie a été créé par les Assad et l’Histoire est au service du Régime. Une plaisanterie assez classique consiste d’ailleurs à dire que « le Régime a même conquis la Mecque ». » Pas étonnant donc si une large majorité de Syriens, « n’accorde pas beaucoup d’importance à ce riche patrimoine hormis lorsqu’il leur permet de gagner leur vie. »

Annie Sartre Fauriat, professeur des universités émérite et spécialiste reconnue de Palmyre, a effectué de nombreuses missions en Syrie entre 1970 et 2011. Elle confirme que la protection du patrimoine syrien n’a été centrée que sur les « hot spots » à fort potentiel touristique tels Palmyre et la vieille ville d’Alep. « Ces sites bénéficiaient de toutes les attentions alors que l’immense majorité des autres était négligée. Encore que ces attentions étaient largement pécuniaires. À Palmyre, la construction de l’ancien hôtel Méridien à proximité de la source Efqa et sur des vestiges archéologiques peut en témoigner», explique la professeure.

À Alep, la répression exercée contre les Frères musulmans à partir de 1977 a aussi été le prélude à des destructions pour laisser la place à des projets d’urbanisme de grande ampleur. Diverses dispositions légales sont censées assurer la protection des sites archéologiques en Syrie. Toutefois, Yahia Hakoum rappelle que « deux membres de la famille Assad, Rifaat al-Assad, dans les années 1980, et Dhou al Himmeh Chalich, dans les années 1990, ont rasé des sites archéologiques au bulldozer pour y édifier par exemple des camps militaires. ». Annie Sartre-Fauriat ajoute qu’ils en ont « profité pour piller les objets découverts et les vendre. » À partir de 2011, l’intense répression conduite par Assad a également consisté à détruire des bâtiments sans intérêts stratégiques de manière délibérée, afin de punir et de chasser les insurgés et les civils. Des lieux sacrés ont aussi été utilisés comme boucliers par la plupart des belligérants qui y ont placé leurs troupes ou leurs pièces d’artillerie.

Image satellite montrant les nombreux trous causés par des fouilles illégales sur le site d’Apamée. Photo : Google Earth

Dés les années 1970, le pillage s’était déjà organisé autour de l’armée et de mafias internationales très structurées. Les habitants étaient laissés libres de se servir pour arrondir leur ordinaire. Yahia Hakoum précise qu’à partir de 2007 « le pillage a connu une certaine recrudescence avec la bienveillance d’un régime qui y a vu un moyen de détourner la population du marasme économique qui l’affectait. » Après 2011, les pillages ont atteint une ampleur inégalée sur tous les sites. Ils sont particulièrement visibles à Apamée ou Palmyre. Toutes les parties, régime inclus, en tirent un bénéfice financier substantiel.

La reconstruction, un enjeu d’image

L’activité de fouilles archéologiques est ancienne en Syrie, nation qui compte des archéologues très compétents et bien formés. Mais après le coup d’État d’Hafez al-Assad en 1970, la formation de ces corps de métier a été négligée. Pour Annie Sartre-Fauriat, la baisse du niveau général de formation, « s’est répercutée sur l’organisation de la Direction Générale des Antiquités et Monuments qui est devenue une administration pieds et poings liés, comme toutes les autres, au service du régime ». Les missions de fouilles archéologiques sont majoritairement effectuées en association avec des pays tiers qui en financent la quasi-totalité. À titre d’exemple, Annie Sartre-Fauriat a inventorié 4 000 inscriptions grecques et latines dans les villages du Hauran. « La plupart se trouvent dans des maisons réoccupées à partir du XVIe siècle. Malgré nos demandes insistantes, la DGAM n’a jamais engagé d’action d’inventaire. Cette absence d’inventaire structuré, même sur les sites majeurs, rend illusoire la restitution des antiquités pillées à leur site d’origine. Nous faisons face à un immense gâchis de compétences conjugué à un système étatique qui n’a jamais organisé avec la rigueur requise la protection du patrimoine syrien. »

A Alep, après un bombardement du Régime le 10 novembre 2012 — Photo Yasser Issa. Source

Aujourd’hui, alors que la situation est loin d’être pacifiée, cette protection passe en partie par la reconstruction des monuments détruits. Un débat qui agite la communauté scientifique. Porté dans l’enceinte de l’UNESCO, qui ne travaille qu’avec des états reconnus, ce débat offre à Bachar al-Assad une tribune lui permettant de peser sur les choix opérés. C’est encore Palmyre et Alep qui sont sur le devant de la scène. Le régime s’en sert pour faire la promotion du renouveau du tourisme dans le pays. La plupart des quelques groupes qui visitent aujourd’hui la Syrie, touristes comme délégations diverses, sont amenés à Palmyre.

Dans le cas d’Alep, des démarches de reconstruction des souks ont commencé dès la reprise des quartiers rebelles. C’est l’Aga Khan Trust for Culture, en partenariat avec l’UNESCO, le Syrian Trust for Development d’Asma al-Assad et la DGAM, qui mène les premières restaurations significatives. Les volontés affichées sont de redonner aux souks leur image et qu’ils reprennent vie avec le retour des commerçants. Il est actuellement un peu tôt pour évaluer si ces travaux sont effectués dans le respect des techniques qui ont procédé à leur édification. La question est également posée de savoir si cette reconstruction ne bénéficiera pas qu’aux futurs touristes et aux classes les plus aisées.

Des réflexions identiques se font pour Palmyre. Dans un tel contexte, Annie-Sartre Fauriat pointe que « le risque est réel que la reconstruction aboutisse à créer une de ces zones sans âme vouées au tourisme de masse. L’histoire étant passée par là, la destruction des vestiges les plus en vue devrait être actée. Pour pouvoir se consacrer à fouiller le site, dont 80% reste à découvrir. »

Église arménienne détruite par l’EI à Deir — Ezzor — 26 novembre 2018 — Source

Le régime n’est pas le seul à utiliser le patrimoine dans sa stratégie de normalisation. Le groupe Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), qui domine la région d’Idleb, a lui aussi procédé à des destructions volontaires de lieux historiques. Son approche idéologique sur le sujet n’est pas très éloignée de celle de l’État Islamique. Il tire également des bénéfices du pillage des sites dans sa zone de contrôle. Actuellement, HTC est engagé dans une démarche de réparation des contentieux en cours avec la communauté internationale. Son « Gouvernement de Salut » affirme d’ailleurs avoir pris des dispositions pour lutter contre les exactions. Pour Wassim Nasr : « cette démarche reste à observer de près. Car l’argument de la préservation du patrimoine historique, probablement les églises, pourrait être l’un des argumentaires utilisé par HTC pour changer son image. »

A Raqqa, contrôlée par une alliance dominée par les Kurdes du PYD, un « conseil » pour la Culture et les Antiquités a été mis en place en vue de s’occuper de la problématique de préservation du très riche héritage patrimonial de la ville. Toutefois, en dépit des apparences, les préoccupations du Conseil civil de Raqqa sont visiblement plus portées sur les traditions folkloriques et autres célébrations populaires que sur la réhabilitation des sites et bâtiments détruits.

Les zones contrôlées par la Turquie et ses forces supplétives, dans la région d’Afrine, sont aussi le théâtre d’une destruction systématique de lieux sacrés, notamment kurdes. Un moyen pour la Turquie d’effacer toutes traces du pouvoir kurde dans la région et d’y installer une population sunnite plus fidèle à ses intérêts. Des destructions qui là encore ne font l’actualité internationale que lorsqu’elles concernent des sites chrétiens, auxquels l’occident peut s’identifier. Un bon moyen aussi pour le régime syrien d’accuser son ennemi d’être le destructeur du patrimoine syrien, alors même qu’entre 2011 et 2019, il a été le responsable de 61% des destructions d’églises en Syrie.

Depuis 2011, partout en Syrie, quelques institutions mais surtout des Syriens, de leur propre initiative et au péril de leur vie, ont tenté de sauver et de soustraire à une inéluctable disparition certains des trésors archéologiques de la Syrie. Pour nécessaires, et héroïques, que soient ces gestes, ils sont malheureusement bien dérisoires dans un pays où les idéologies dominantes qui s’affrontent ne perçoivent le patrimoine que comme un enjeu de domination.

Pour visualiser quelques destructions : https://www.leparisien.fr/international/interactif-avant-apres-une-partie-du-patrimoine-de-l-humanite-a-disparu-16-02-2015-4538261.php

Pour aller plus loin : « Aventuriers, voyageurs et savants à la découverte archéologique de la Syrie (XVIIe-XXIe siècle ) », par Annie Sartre-Fauriat — Éditions du CNRS, Paris, 2021.

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Collectif citoyen francophone contre la désinformation sur la Syrie : des faits et du contexte ! https://twitter.com/SyrieFactuel