L’ambassadeur bolivien Sacha Llorenti au Conseil de Sécurité
des Nations Unies le 7 avril 2017 après l’attaque chimique de Khan Cheikhoun. Illustration : Syrie Factuel

L’attaque chimique de Douma et la fiole de Colin Powell

Syrie Factuel
8 min readApr 15, 2021

Il y a 3 ans, la ville de Douma en Syrie était la cible d’une énième attaque chimique. Attribuée au régime syrien, elle conduira à des représailles occidentales limitées, et en retour à une campagne de désinformation massive de la part des soutiens d’Assad. Leur argument choc : le précédent Irakien et le mensonge des États-Unis sur les armes de destructions massives de Saddam Hussein.

Et si le réalisateur Paul Greengrass avait tout prévu ? Dans le film Green Zone (2010), le commandant américain Roy Miller (Matt Damon), chargé de mettre la main sur les armes de destruction massive (ADM) de Saddam Hussein en pleine invasion de l’Irak par les États-Unis, découvre qu’il court après un mensonge. « Est-ce que vous réalisez ce que vous venez de faire ? », lance-t-il à son supérieur. « Qu’est-ce qui se passera la prochaine fois qu’on demandera aux gens de nous croire ? ».

Près de dix ans plus tard, une chose est sûre : cet épisode a en tout cas donné des munitions pour la guerre informationnelle sans précédent menée par Assad et son allié russe autour du conflit syrien , notamment au sujet du programme chimique du régime.

Le samedi 7 avril 2018, deux attaques chimiques sont perpétrées dans le nord de la ville de Douma, dans la Ghouta orientale, près de Damas. Le nombre important de victimes (au moins 60 morts selon l’UOSSM dont plus d’une trentaine identifiables grâce à des vidéos) et les images de corps d’enfants donnent une visibilité médiatique planétaire à un événement pourtant loin d’être isolé. Comme après chaque attaque chimique médiatisée, la campagne de désinformation continue du régime syrien, de la Russie et de leurs soutiens s’intensifie. La controverse est d’autant plus forte que cette fois les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France décident, sur la base de leurs propres renseignements, de frapper des sites liés au programme chimique du régime syrien pour punir le franchissement d’une « ligne rouge » continuellement piétinée depuis 2013.

La loi de Powell

Pour semer le doute, les soutiens d’Assad, et en particulier la propagande du Kremlin, font le parallèle entre ces frappes punitives des Occidentaux en Syrie et l’invasion américaine de l’Irak en 2003, que l’administration Bush avait justifié par l’existence d’ADM (programme chimique ou nucléaire)… qui n’existaient pas. Dès lors, pour les soutiens d’Assad, les Occidentaux seraient à nouveau en train de mentir pour justifier une intervention militaire.

« La loi de Powell » et les références à l’invasion américaine de l’Irak servent la propagande du régime syrien aux moments les plus opportuns : ici, au moment du massacre chimique de la Ghouta en 2013 (gauche), de l’attaque aérienne au sarin sur Khan Cheikhoun en 2017 (centre), et des bombardements au chlore de la ville de Douma en 2018 (droite).

Les mensonges de Colin Powell au Conseil de sécurité des nations unies (CSNU) en 2003 et l’invasion de l’Irak qui s’ensuivit ont laissé des traces durables au sein même de la vie politique américaine, comme le raconte Ben Rhodes, se remémorant le massacre chimique de la Ghouta en 2013 vécue au sein du bureau ovale.

« Obama devait répondre à cet horrible événement en Syrie tout en supportant le poids supplémentaire de la guerre en Irak — qui a amené sa propre communauté du renseignement à se montrer prudente, ses militaires à s‘inquiéter de s’aventurer sur une pente glissante, ses alliés les plus proches à se méfier des aventures militaires dirigées par les États-Unis au Moyen-Orient, la presse à être plus sceptique face aux déclarations présidentielles, le public à s’opposer aux guerres américaines à l’étranger, et le Congrès à voir les questions de guerre et de paix comme des questions politiques à exploiter. »

La probabilité que Powell soit invoqué culmine dès lors qu’un débat se focalise sur l’emploi des armes chimiques en Syrie : ainsi s’énonce ce que nous appellerons la « loi de Powell ».

L’utilité de l’invocation de cette « loi de Powell » a d’ailleurs été repérée par les propagandistes d’Assad et du Kremlin dès le début du conflit syrien. Ajdar Kourtov, « expert » de l’Institut russe d’études stratégiques, y fait déjà référence le 5 décembre 2012, soit un jour avant la première allégation d’attaque chimique en Syrie rapportée par les Comités locaux de coordination (CLC) de l’opposition. Cinq jours plus tard, c’est au tour du rédacteur en chef de Syria Times, affilié au ministère syrien de l’Information, de mentionner l’épisode du CSNU.

Dans le même article du 5 décembre 2012 de RIA Novosti, l’orientaliste Konstantine Dolgov aborde aussi déjà l’idée que les attaques chimiques pourraient même être perpétrées, ou plus simplement mises en scène, par les Occidentaux eux-mêmes pour accuser le régime, et pour le « provoquer ». Les occurrences se comptent par dizaines sur Sputnik de 2012 à aujourd’hui (dernière occurrence en février 2021). Le message pourrait donc se résumer ainsi : pourquoi croire les Occidentaux alors qu’ils ont déjà menti et que ce mensonge a eu des conséquences catastrophiques ? Dès lors, peut-on croire ce qui se raconte sur la Syrie ?

Lanceurs d’alerte hier, propagandistes aujourd’hui

Trois des relais actuels de la propagande pro-Assad : José Bustani, Denis Halliday et Hans von Sponeck, permettent ainsi à Damas et au Kremlin de faire le lien entre le mensonge américain de 2003 et la négation des attaques chimiques en Syrie. Tous, à différents niveaux depuis des postes à responsabilités dans des organisations internationales, avaient dénoncé les mensonges de l’administration Bush sur l’Irak et avaient en conséquences subi de très fortes pressions politiques.

Les provocations à l’arme chimique : marronnier de Sputnik News

José Bustani fut le premier directeur général de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) en 1997 avant d’être limogé à la demande des États-Unis en 2002. D’après Bustani et d’autres membres de l’OIAC, il a été écarté en raison de sa volonté de faire entrer l’Irak au sein de l’OIAC, ce qui aurait compromis les plans de l’administration américaine. Denis Halliday, était pour sa part coordinateur humanitaire des Nations Unies en Irak de 1997 à 1998 avant de démissionner pour dénoncer les sanctions internationales appliquées à partir de la première guerre du Golfe qui s’apparentaient pour lui à un « génocide ». C’est Hans Von Sponeck qui prendra sa place, avant de démissionner pour les mêmes raisons deux ans plus tard.

Aujourd’hui, les trois « lanceurs d’alerte » se retrouvent au sein de la Courage Foundation, organisation rattachée à WikiLeaks et vaisseau amiral de la désinformation russe pour discréditer les enquêtes de l’OIAC, notamment sur Douma. Bustani et Von Sponeck sont également les représentants de l’organisation Berlin 21, dont les membres « semblent également soutenir des théoriciens du complot », selon le journaliste Brian Whitaker.

Alors pourquoi d’anciens membres d’organisations internationales respectées et qui semblent avoir eu raison il y a 20 ans auraient-ils tort aujourd’hui ? Parce que malgré des apparences savamment entretenues, les situations de l’Irak en 2003 et de la Syrie aujourd’hui n’ont tout simplement rien à voir.

En pointant le fait que les États-Unis ont envahi l’Irak sur la base d’allégations sans preuves, les soutiens d’Assad tentent surtout de faire croire que les preuves n’existent pas non plus pour la Syrie.

Irak et Syrie, faux jumeaux

Et pourtant. Revenons-en à Douma : Le 11 avril 2018, quelque jours après l’attaque, le New York Times publie un article pour lequel ont été interrogés une douzaine de témoins qui confirment non seulement que des attaques chimiques ont eu lieu, mais aussi que des hélicoptères survolaient Douma à ce moment-là. Leur présence est confirmée par le système d’alerte Sentry qui a indiqué que deux hélicoptères Mil Mi-8 avaient décollé de la base militaire de Doumayr pour se diriger vers Douma une demi-heure avant les faits.

Aussi importantes que les témoignages sont les « armes du crime » : des cylindres jaunes (bouteilles de gaz) avec une structure métallique externe. La géolocalisation de l’un d’entre eux par le site d’investigation Bellingcat a été confirmée par le reportage de Seth Doane pour CBS News. Surtout, leur présence est admise par les Russes eux-mêmes via leur présentation de l’incident par leur représentant permanent à l’OIAC. Or, ce type de munition a déjà été documenté dans le rapport de l’OIAC (pp. 13–15) sur l’incident de Saraqeb en février 2018, où des témoins avaient là encore fait état de la présence d’hélicoptères. L’OIAC viens justement de conclure que le régime était responsable de l’attaque de Saraqeb et avait attesté en 2019 de l’existence d’une attaque chimique au chlore sur Douma.

En bref, contrairement à l’Irak en 2003, les conclusions de plusieurs sources indépendantes convergent. Et alors que « la loi de Powell » accuse les pays occidentaux de désinformer au sujet des attaques chimiques commises en Syrie, il faut rappeler que ceux qui s’en servent ne sont pas pour autant des parangons de transparence.

Dix ans de mensonges

Dans une interview accordée à la télévision chinoise après le massacre chimique de la Ghouta en août 2013, Assad prétendait disposer de preuves incriminant l’opposition, dont des agents chimiques et du matériel de stockage. Celles-ci n’ont jamais été rendues publiques. Il ajoute que des « terroristes » ont confessé à la télévision syrienne les avoir apportés depuis les pays voisins. Interviewé par le Washington Post au même moment, le ministre russe des Affaires Étrangères Sergueï Lavrov affirme au contraire que les analyses faites par la Russie de l’agent utilisé à Khan al-Assal en mars 2013 montrent qu’il s’agit d’un sarin « fait maison » (une autre déclaration également défendue par Assad) et qu’il s’agit du même que celui utilisé pour la Ghouta. Autant de théories alternatives que d‘incohérences.

Le Mécanisme d’enquête conjoint de l’OIAC-ONU aura enquêté sur onze cas en tout, avant que son renouvellement ne soit bloqué par un véto russe au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 24 octobre 2017. Le gouvernement syrien a été mis en cause à quatre reprises : trois attaques ont été perpétrées avec des bombes au chlore larguées par hélicoptère, la quatrième avec du sarin sur Khan Cheikhoun. Depuis, l’équipe d’enquête et d’identification de l’OIAC (Investigation and Identification Team — IIT) a également désigné le régime comme responsable de deux autres attaques chimiques au chlore commises à Latamneh le 25 mars 2017, et à Saraqeb le 4 février 2018 et enquête toujours sur d’autres incidents. Elle doit d’ailleurs reprendre l’enquête sur Douma prochainement, avec cette fois une attribution à la clé.

Les attaques chimiques documentées par la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne (CEIIRAS), jusqu’au 15 janvier 2018. (Infographie CEIIRAS | Graphic Design Studio LINDALU)

Quant à la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne (CEIIRAS), elle a documenté que sur les 34 attaques chimiques établies, 28 étaient de la responsabilité du gouvernement syrien. Ni le mécanisme d’enquête conjoint ni la commission n’ont jamais incriminé les forces rebelles mis à part l’État Islamique.

Depuis dix ans, à l’instar des Américains en 2003, le régime syrien et la Russie mentent et fabriquent une réalité alternative— et comme les Américains à l’époque, ils sont démentis par les organisations internationales — mais avec un niveau d’expertise dont Powell n’aurait probablement pas osé rêver il y a 20 ans.

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Written by Syrie Factuel

Collectif citoyen francophone contre la désinformation sur la Syrie : des faits et du contexte ! https://twitter.com/SyrieFactuel

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