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De la Libye au Haut-Karabakh : Macron et le mythe du mercenaire djihadiste syrien

Emmanuel Macron a accusé la Turquie d’acheminer des « combattants syriens de groupes djihadistes » pour soutenir l’Azerbaïdjan face à l’Arménie dans le conflit au Haut-Karabakh. Un vieux mensonge de la propagande d’Assad qui assimile tous ses opposants à des terroristes.

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C’est une guerre de 30 ans qui se déroule dans le Caucase. Pourtant, il y est une fois de plus question de la Syrie. Le conflit armé pour le contrôle du Haut-Karabakh qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, s’est subitement rallumé, le 27 septembre. Des dizaines de civils ont déjà été tués de chaque côté du front.

C’est dans ce contexte que le président de la République française, Emmanuel Macron — déjà engagé depuis plusieurs mois dans un bras de fer martial avec le président turc — a déclaré le 1er octobre disposer « d’informations […] qui indiquent que des combattants syriens de groupes djihadistes ont [transité] par Gaziantep pour rejoindre le théâtre d’opérations du Haut-Karabakh […] C’est un fait très grave, nouveau, qui change la donne. »

En effet, il est désormais bien établi que la Turquie a recruté des mercenaires syriens pour se battre au Haut-Karabakh, mais non, ces mercenaires ne sont pas djihadistes.

Des mercenaires syriens en Libye

Avant d’enflammer le Caucase, la question des supposés mercenaires djihadistes syriens avait déjà surgi à plusieurs milliers de kilomètres de là, en Libye. Début 2020, le président turc Recep Tayiip Erdogan annonce qu’il va renforcer son soutien militaire au gouvernement d’accord national (GNA) de Tripoli contre l’offensive de l’Armée nationale libyenne (LNA) du Maréchal Haftar. La majorité des hommes alors envoyés au front ne sont pas turcs, mais syriens.

Ils ont été recrutés dans les territoires du Nord-Ouest de la Syrie. Dans cette région, la Turquie soutient des groupes armés issus de l’Armée syrienne libre (ASL), désormais rassemblés sous l’appellation d’Armée nationale syrienne (SNA). « La plupart sont des Arabes sunnites, chassés de leurs foyers au cours de la guerre », écrit Elisabeth Tsurkov, autrice d’un des articles les plus approfondis sur ces groupes. « Ces individus luttent pour rationaliser et justifier — auprès d’eux-mêmes et de leurs communautés — leurs actions et leur affiliation avec ces factions, qui sont très méprisées par leurs compatriotes syriens, en particulier par les civils vivant sous leur règne. »

“La première vidéo montrant des mercenaires syriens en combat direct en Azerbaïdjan. On ne sait pas de quand elle date, mais c’est une preuve concluante que des combattants syriens sont impliqués dans des combats d’infanterie en première ligne contre des combattants arméniens.”

Ces groupes traînent effectivement derrière eux une très mauvaise réputation. Si leur but affiché est de combattre Assad, ils ont en réalité surtout été mobilisés par la Turquie contre les forces kurdes du YPG. Ce n’est qu’en février dernier que certains d’entre eux ont pu reprendre le combat contre Assad, à l’occasion d’une offensive turque contre le régime syrien dans la région d’Idlib.

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Certaines de ces factions se sont aussi rendues tristement célèbres par leurs exactions sur le terrain. C’est notamment le cas d’Ahrar al-Charkiya, responsable, entre autres, de l’assassinat de la femme politique kurde Hevrin Khalaf en octobre 2019. Ces factions sont également accusées de recruter des enfants soldats en Syrie avec l’aide de la Turquie pour les acheminer sur le front libyen.

Parmi les groupes recrutés par la Turquie pour aller combattre en Libye comme au Haut-Karabakh, on retrouve notamment la brigade du Sultan Mourad, qui rassemble des combattants turkmènes anciennement affiliés à l’ASL. « Les groupes turkmènes en Syrie expriment ouvertement leur soutien aux plus conservateurs des partis turcs tels que le MHP et le parti au pouvoir, l’AKP », explique Arslon Xudosi dans un article de Bellingcat.

Des combattants rebelles turkmènes syriens brandissant le drapeau turc. Source

« Le néo-ottomanisme est également un thème commun aux brigades turkmènes en Syrie, plusieurs d’entre elles utilisant des drapeaux, des noms et des symboles ottomans dans les publications médiatiques de leurs groupes. Enfin, une minorité de Turkmènes semble adhérer au kémalisme, l’idéologie de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne et figure emblématique des nationalistes turcs. » Ces groupes, quand bien même certains affichent des positions plus islamistes que d’autres, incarnent donc à eux seuls tout ce que les djihadistes combattent.

L’idée selon laquelle toutes ces factions seraient un ramassis de groupes terroristes djihadistes soutenus par des États étrangers provient en réalité de la propagande d’Assad, qui justifie ainsi depuis le début du conflit ses campagnes de bombardement massives sur les civils au nom de la lutte contre le terrorisme. Ce sont pourtant les rebelles, qui dès la fin 2013, avaient mené l’offensive dans le Nord-Ouest contre ce qui était encore l’État Islamique en Irak et au Levant.

Mais Assad n’en a cure : « Nous avons la légitimité pour libérer n’importe quelle zone contrôlée par les terroristes, quel que soit le nom qu’ils se donnent, qu’ils s’appellent État islamique, Nosra, qu’ils se disent modérés ou bien Casques blancs. », avait-t-il déclaré à RTL en 2017.

Erdogan et les djihadistes

Déjà en juillet 2020, le ministère français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian estimait « vraisemblable que les forces militaires syriennes accompagnant les manœuvres de la présence turque [en Libye] soient infiltrées par d’anciens responsables de groupes djihadistes qui soutenaient les Turcs à Idlib. »

Erdogan est depuis longtemps accusé de jouer un double jeu avec les djihadistes en Syrie. Ce n’est qu’après l’attentat perpétré par l’État Islamique à Istanbul en juin 2016 qu’il fera volte face pour attaquer le groupe terroriste de front. Cette ambivalence poursuit encore aujourd’hui le président turc, accusé d’avoir, a minima, laissé faire.

Mais aujourd’hui, en Syrie, à Idlib, la Turquie s’affronte bien avec des groupes djihadistes. En soutenant les factions de l’Armée nationale syrienne, Ankara tente de soumettre Hayat Tahrir al-Cham (HTC), l’ex Front al-Nosra, véritable organisation djihadiste qui domine la région d’Idlib. Ce groupe, lui-même en conflit avec Tanzim Hurras ad-Din, faction rivale liée à al-Qaïda, est par ailleurs accusé par les plus radicaux d’avoir une approche trop modérée vis-à-vis de la Turquie. Les blindés turcs ont déjà été la cible d’attaques menées par « des groupes radicaux » lors des patrouilles menées conjointement par la Turquie et la Russie, sur l’autoroute M4.

« Ces mercenaires ne sont pas des djihadistes, pour la simple raison qu’ils vont se battre sous la bannière turque — qui n’est pas une bannière djihadiste — et qu’ils vont se battre aux côtés d’une armée qui est majoritairement chiite, dans un état laïc », rappelait récemment le spécialiste des mouvements djihadistes Wassim Nasr, journaliste à France 24, au sujet des combattants syriens envoyés au Haut-Karabakh. « Évidemment, les djihadistes de l’État islamique et d’al-Qaïda ne vont jamais s’engager sous une bannière turque, encore moins pour Erdogan, et encore moins pour ce combat là. »

Djihadistes au Haut-Karabakh ? “Ce sont des mercenaires qui se battent pour la solde” — 2 octobre 2019 — France 24

« Ces mercenaires ont eux-mêmes été critiqués par les djihadistes qui les accusent d’avoir délaissé le combat en Syrie pour participer à un combat entre deux armées laïques, et ça concernait aussi la Libye », ajoute Wassim Nasr.

Le fourre-tout du Djihad

Si le cri de ralliement peut être celui du djihad, il ne s’agit pas pour autant de djihadisme au sens où on l’entend en Occident. Au Moyen-Orient, l’argument du djihad a en réalité été utilisé dans la plupart des conflits, tout comme la carte religieuse a souvent été abattue au cours de l’histoire de l’Europe, y compris par des régimes totalitaires très éloignés du modèle théocratique.

Ainsi Saddam Hussein avait-il lui-même appelé au djihad lors de l’invasion américaine en 2003. L’appel au djihad fut aussi un mot d’ordre mobilisateur lors des guerres de libération nationale pendant la décolonisation, comme ce fut le cas, par exemple, en Algérie contre la France. Le Hamas palestinien et la République Islamique d’Iran appellent eux aussi au djihad contre Israël.

En janvier 2020, c’était le maréchal Haftar qui appelait lui aussi au djihad contre l’intervention militaire turque en Libye. C’est pourtant ce même Maréchal Haftar, lui-même allié à des factions d’obédiences salafistes, que la France avait choisi pour mener la lutte contre les groupes djihadistes en Libye. Tout est donc affaire de nuances. De la même manière, un combattant rebelle syrien filmé en train de crier « Allah Akbar » n’est pas nécessairement un djihadiste.

« Tous les djihadistes sont fanatiques, mais tous les fanatiques ne sont pas djihadistes. Et tous les mercenaires ne sont pas fanatiques, et certainement pas djihadistes, ce qui ne les rend pas plus ou moins sympathiques », résumait Wassim Nasr sur France 24. « Mais c’est la réalité, ce sont des mercenaires qui se battent pour la solde, et pas sur les sentiers du jihad. »

L’arbre qui cache la forêt

Cette fausse polémique sur les mercenaires djihadistes occulte un phénomène bien plus préoccupant. La Turquie n’est pas le seul acteur à recruter des Syriens pour se battre dans des conflits qui ne les concernent pas. La Russie a également enrôlé des miliciens pro-Assad pour les envoyer en Libye se battre aux côtés des forces du maréchal Haftar. Dans d’autres cas, les Russes ont même proposé à des familles de détenus du régime syrien de les libérer en échange de leur engagement aux côtés de l’Armée nationale libyenne.

Rencontre entre Recep Tayiip Erdogan et Vladimir Poutine en Allemagne en 2020. Source

La Turquie ne fait ainsi qu’emboîter le pas à la stratégie de la Russie, comme le rappelle sur son blog Jean-Pierre Filiu : « Le Kremlin a en effet testé avec succès en Syrie une forme d’engagement où le combat au sol n’est pas mené par des combattants réguliers, mais par des mercenaires de sociétés privées, souvent eux-mêmes vétérans de l’armée russe. Cette configuration permet de nier tout engagement officiel dans le conflit, ainsi que d’en « privatiser » les pertes. […] La Turquie a, tout comme la Russie, transféré en Libye un mode d’engagement qui a, selon elle, fait ses preuves en Syrie. »

Dans le conflit du Haut-Karabakh, la rhétorique du mercenaire djihadiste n’intervient pas non plus par hasard. L’Arménie est une alliée du régime syrien, qui a officiellement reconnu le génocide arménien en février dernier, principalement pour défier son rival turc. Il ne faut donc pas s’étonner quand le premier ministre arménien Nikol Pachinian, , dans la droite ligne de la propagande assadienne, affirme : « nos renseignements montrent que dans certains villages d’Azerbaïdjan, les mercenaires entrent dans les magasins, et interdisent la vente d’alcool, en disant qu’ils appliquent la charia ». Une assertion évidemment impossible à vérifier.

« La Turquie d’Erdogan, en exaltant son passé ottoman, et la Russie de Poutine, en affirmant son ambition méditerranéenne, ont construit en miroir la justification de leur intervention en Syrie et en Libye », ajoute Jean-Pierre Filiu. « Elles ont toutes deux œuvré à en exclure la France et l’Europe, un processus parachevé en Syrie, et bien entamé en Libye. C’est cela aussi que révèle cette « sale guerre » des mercenaires en Libye. » L’envoi de mercenaires syriens au Haut-Karabakh n’est donc que la dernière manifestation d’un phénomène qui ne doit pas être occulté par l’épouvantail du djihadisme.

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