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Beeley, Le Corf et les Casques blancs : un village Potemkine au cœur d’Alep-Est

Syrie Factuel
10 min readDec 14, 2020

Grâce à ses propres recherches et aux nouveaux éléments révélés par la série « Mayday » de la BBC, Syrie Factuel revient sur les origines propagandistes d’un reportage mensonger de Vanessa Beeley au sujet des Casques blancs, et sa reprise à l’identique par plusieurs blogueurs pro-Assad, dont le français Pierre Le Corf.

En enquêtant sur le décès de James Le Mesurier, la journaliste de la BBC Chloe Hadjimatheou a été happée par le trou noir de la désinformation sur le conflit syrien. Sa série « Mayday », diffusée en novembre, retrace le parcours du co-fondateur des Casques blancs en interrogeant ses proches ainsi que les personnes qui ont travaillé avec lui et tente de découvrir la vérité sur les causes de sa mort, en novembre 2019.

Elle raconte au passage la guerre de l’information menée par la Russie, le régime d’Assad et une myriade de lanceurs d’alertes auto-proclamés, et finit sans surprise par croiser le chemin de la blogueuse britannique pro-Assad Vanessa Beeley. Dans un épisode qui lui est entièrement consacré (« God Bless Syria »), elle revient en détail sur l’un des reportages mensongers de la propagandiste, tourné dans un ancien centre des Casques blancs situé dans le quartier d’al-Sakhour à Alep-Est, où les secouristes vivaient selon elle avec des djihadistes.

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« Les Casques blancs n’ont jamais partagé un centre avec un quelconque groupe armé. En tant qu’organisation humanitaire, ce sont notre impartialité et notre indépendance qui nous permettent de travailler », assure le service relations presse des Casques blancs, contacté par Syrie Factuel. « Ces allégations permettent au régime et aux forces russes de se justifier quand ils frappent délibérément nos centres et tuent nos volontaires ». Un narratif livré clé en main par le Kremlin et qui a aussi été utilisé par d’autres propagandistes, dont le Français Pierre Le Corf.

Vanessa Beeley dans les pas d’une agence de propagande russe

« Au printemps 2017, Beeley […] est de retour en Syrie pour rassembler de nouveaux éléments afin d’alimenter son blog », raconte la journaliste de la BBC. « Comme tous les journalistes visitant les zones contrôlées par le gouvernement, elle bénéficie d’une escorte du régime qui lui dit où elle peut se rendre ».

Nous sommes cinq mois après la reconquête d’Alep-Est par l’armée russe et le régime syrien. « [Beeley] se promène dans un centre abandonné des Casques blancs, désignant des symboles et des logos sur les murs, certains appartenant au Front al-Nosra. Sur ces mêmes murs se trouvent également des logos des Casques blancs ». Accompagnée d’un traducteur, Vanessa Beeley interroge un garçon d’une quinzaine d’années qui lui assure, que dans cette ancienne école, al-Nosra torturait des civils avec l’aide des Casques blancs, sans apporter de preuves. La britannique en conclut, sur la base de ce seul témoignage, qu’il n’existe « aucune différence entre al-Nosra et les Casques blancs ».

« Avant même l’arrivée de Vanessa Beeley, il semble que le chemin ait déjà été largement balisé », ironise la journaliste de la BBC. Dès janvier 2017, moins de deux semaines après la reprise totale d’Alep-Est, l’agence de presse ANNA News tourne en effet dans cette même école d’al-Sakhour un reportage en tout point similaire à celui que fera plus tard Vanessa Beeley, intitulé « Les Casques blancs en Syrie : le masque de la terreur ». L’agence fait même témoigner un ancien volontaire des Casques blancs, Abdulhadi Kamel, qui avait disparu lors de l’évacuation d’Alep en 2016, capturé par les forces gouvernementales. Une confession visiblement réalisée sous la contrainte.

Le présentateur d’ANNA News, en uniforme militaire avec un écusson de l’Armée arabe syrienne (à gauche), un autre individu visible dans le reportage porte une arme et un écusson de l’armée russe (à droite). Capture d’écran ANNA News / Syrie Factuel

ANNA News — qui se présente comme une agence de presse Abkhaze mais dont le siège est en réalité à Moscou — est une chaîne de propagande russe qui « a attiré l’attention des médias internationaux avec des reportages inhabituels, notamment avec les images d’une caméra directement montée sur la tourelle d’un char syrien T-72 de fabrication russe, donnant au spectateur la sensation de jouer à un jeu vidéo », écrivait le Moscow Times en 2013, notant son « fort penchant pour Assad ».

La journaliste de la BBC remarque que ces soi-disant reporters « portent des uniformes de combat russes ». On peut même voir des écussons de l’armée arabe syrienne ou de l’armée russe. « Ils marchent dans les mêmes couloirs et regardent les mêmes logos que Beeley. » Et lorsqu’ils sortent du centre pour discuter avec des civils, on retrouve « le même garçon que Vanessa Beeley interrogera quatre mois plus tard ».

La désinformation en bande organisée

La machine de propagande du Kremlin, via ANNA News, a ainsi ouvert la voie à une multitude de propagandistes pro-Assad, eux-mêmes souvent invités en retour à s’exprimer sur les médias de propagande russe comme RT ou Sputnik. Alep-Est est ainsi recapturée aussi bien sur le plan militaire que sur le plan de la communication, dans un parfait cas d’école de guerre hybride. Toujours au sujet de ce centre d’al-Sakhour, on retrouve par exemple un reportage de la blogueuse canadienne et proche de Vanessa Beeley, Eva Bartlett, ou encore une vidéo de Carla Ortiz, actrice bolivienne connue elle aussi pour son militantisme en faveur d’Assad. Tous racontent la même histoire qu’ANNA News et montrent les mêmes objets, sans jamais apporter de faits nouveaux.

Le garçon interrogé par Vanessa Beeley en mars 2017 (à gauche) apparait déjà dans le reportage d’ANNA News en janvier (à droite). Capture d’écran Vannesa Beeley/ANNA News / Syrie Factuel

Une sorte de « copycat » de la désinformation qui a également inspiré Pierre Le Corf, deux mois avant Beeley et peu après ANNA News, en mars 2017. Ce Français de 31 ans s’est rendu à Alep dès 2016, côté régime. En décembre de la même année, le jeune vidéaste qui ne manque jamais une occasion de dénoncer ce qu’il considère comme de la propagande occidentale, « célèbre » la reprise d’Alep par l’armée syrienne.

La présence de Pierre Le Corf au moment de la chute d’Alep ne doit rien au hasard. C’est Benjamin Blanchard, militant catholique d’extrême-droite et co-fondateur de l’ONG pro-Assad SOS Chrétiens d’Orient, qui lui avait suggéré de se rendre en Syrie, allant même jusqu’à faciliter ses démarches pour obtenir un visa.

Ce n’est donc probablement pas un hasard non plus si l’on retrouve ce même centre des Casques blancs dans un documentaire à la gloire de SOS Chrétiens d’Orient intitulé « Syrie, du chaos à l’espérance », réalisé par Eddy Vicken et sorti en juillet 2019. L’ONG, qui « assume » pourtant elle-même le fait de collaborer avec des groupes armés en Syrie, accuse également les Casques blancs d’être liés aux groupes djihadistes. On peut voir dans ce documentaire l’ex-chef de mission en Syrie Alexandre Goodarzy y faire la même visite guidée que celle de Pierre Le Corf ou Vanessa Beeley.

Dans sa vidéo sur al-Sakhour, Le Corf régurgite lui aussi les mêmes éléments de langage qu’ANNA News, et réalise une vidéo à peu près identique à celle que Beeley publiera deux mois plus tard, enchaînant les contre-vérités. Selon lui, les Casques blancs ne seraient pas liés qu’à al-Nosra, mais aussi à l’État Islamique.

Pierre Le Corf et les fausses bannières

En arrivant devant le bâtiment, il filme un drapeau peint sur la façade à côté du logo des Casques blancs. « Le drapeau de l’Armée libre, un drapeau militaire ». Première confusion. Il s’agit en fait du drapeau syrien qui était en vigueur depuis 1932 à l’époque du mandat français, jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Hafez al-Assad. Ce drapeau a bien été repris par l’Armée Syrienne Libre, mais servait aussi tout simplement de symbole de ralliement pour toute l’opposition syrienne, armée ou non.

Drapeau de l’opposition syrienne — Manifestation en soutien aux civils d’Idleb à Nancy le 29/12/2019 — Photo : Elie Guckert

Pierre Le Corf s’avance ensuite vers la petite affichette déjà filmée par Beeley et l’équipe d’ANNA News. Elle représente le sceau du prophète, en noir sur blanc. Ce drapeau est bien connu pour avoir été utilisé par l’État Islamique et d’autres groupes djihadistes sous divers variantes, comme chez les Chebab Somaliens. Mais il a aussi été utilisé par différents groupes syriens non-djihadistes au début de la guerre ou encore aujourd’hui chez certaines factions soutenues par la Turquie, qui ne sont pas non plus djihadistes.

Pierre Le Corf (en haut), Eddy Vicken (en bas), Vanessa Beeley et Anna News s’arrêtent tous sur les mêmes éléments. Ici une affichette représentant le sceau du prophète et présentée par les propagandistes comme le logo de Daech et/ou d’al-Nosra. Capture d’écran Pierre Le Corf/Eddy VIcken / Syrie Factuel

Pierre Le Corf lâche pourtant «regardez qui est là : Daech/Jabhat al-Nosra». Un amalgame grossier, les deux groupes étant ouvertement en conflit. C’est d’ailleurs al-Nosra et les rebelles de l’Armée Syrienne Libre qui ont chassé l’État Islamique d’Alep dès 2014.

À l’étage supérieur, Le Corf filme une autre bannière, déjà montrée par les autres propagandistes pro-Assad qui sont passés par là avant lui, et qui la présentent comme le drapeau d’al-Nosra. Il ne s’agit pourtant que de la Chahada, la profession de foi islamique ( « Je témoigne qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et je témoigne que Mahomet est son messager » ). Ce logo islamique a bien été repris en version militaire par al-Nosra, qui y ajoutait cependant le nom de son groupe juste en dessous. Une inscription sans laquelle il ne marque aucune affiliation particulière, comme le rappelait déjà le spécialiste Aaron Zelin dès 2014.

Plus loin encore, sans expliquer clairement où il se trouve, le Youtubeur montre un autocollant d’Ahrar al-Cham, qu’il décrit comme « un groupe terroriste d’Alep Est ». Un groupe que le spécialiste Romain Caillet décrivait plutôt en 2016 comme « salafiste » mais « non djihadiste ». Ahrar al-Cham n’est considéré comme terroriste que par le régime syrien, son allié russe, et les Émirats Arabes Unis.

Depuis 2017, le groupe fait partie de l’Armée Nationale Syrienne, coalition d’anciennes factions de l’Armée syrienne libre qui servent aujourd’hui de supplétifs à Ankara en Syrie, en Libye ou dans le Haut-Karabakh, et dont l’idéologie nationaliste syrienne et les activités de mercenariat sont difficilement compatibles avec un projet de djihad global, comme le rappelait récemment le spécialiste des mouvements djihadistes Wassim Nasr.

Propagandistes pro-Assad et décorateurs d’intérieur ?

Il est impossible de savoir si toutes ces bannières étaient bien présentes au moment où les Casques blancs occupaient le bâtiment. Pierre Le Corf note lui-même que la zone a été « déjà bien pillée depuis la libération (sic) » et que les forces Russes y sont présentes. On peut néanmoins retrouver deux de ces bannières en présence des Casques blancs dans un reportage diffusé par al-Jazeera en août 2016. On y aperçoit en effet l’affichette avec le sceau du prophète, dans le couloir du rez-de-chaussée, ainsi que le drapeau de la Chahada, accroché sur un mur.

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« Rien que ces deux dernières années, nos centres ont été pris pour cibles pas moins de 50 fois », rappelle le service presse des Casques blancs. « Cela nous oblige à trouver très vite d’autres locaux, souvent au beau milieu d’une terrible offensive militaire. » Le service presse des Casques blancs explique justement qu’en 2014, le centre d’Hanano, à Alep, a été attaqué deux fois en deux jours avec des bombes-barils, sans faire de victimes, mais rendant le site inutilisable.

Les Casques blancs dans le centre d’al-Sakhour, filmés par al-Jazeera dans un reportage diffusé en août 2016. Capture d’écran al-Jazeera / Syrie Factuel

« Nous nous sommes donc temporairement installés dans une ancienne école du quartier d’al-Sakhour, qui est celle que l’on voit dans ce reportage. Nous avons encore dû déménager par la suite lorsque le régime a pris le quartier, fin 2016 [NDLR, le 28 novembre]. » Il ne s’agit donc pas du « plus grand quartier général des White Helmets », assurent les Casques blancs qui parlent de trois centres au total à Alep, contrairement à ce qu’affirme Pierre Le Corf.

Mais comment expliquer la présence de bannières qui, si elles ne sont pas djihadistes, sont clairement des symboles islamistes ? « Elles ont été laissées là par un des groupes armés qui avait pris le contrôle d’Alep-Est en 2012 », avant que les Casques blancs ne s’y installent. Les bannières auraient évidemment pu être enlevées pour ne pas être exploitées par des propagandistes pro-Assad qui n’ont pourtant pas été dérangés par l’affiliation politique d’ANNA News et les uniformes militaires de ses « reporters ».

De 2013 à 2019, plus de 200 Casques blancs ont été tués. Depuis le début du conflit, ils sont régulièrement la cible d’une vaste campagne de désinformation orchestrée par le régime syrien et la Russie. Une campagne relayée par quelques blogueurs eux-mêmes largement repris par la propagande russe, dont Vanessa Beeley et Pierre Le Corf.

Chronologie :

  • 28/11/16 : reprise du quartier d’al-Sakhour par les forces loyalistes.
  • 05/01/17 : ANNA News, agence Abkhaze de propagande russe, diffuse le premier reportage dans l’ancien centre des Casques blancs, intitulé « Les Casques blancs en Syrie : le masque de la terreur »
  • 11/03/17 : Pierre Le Corf diffuse une vidéo similaire intitulée « ALEP : Pierre Le Corf visite le QG des CASQUES BLANCS »
  • 03/05/17 : Vanessa Beeley diffuse une vidéo intitulée « WHITE HELMETS, THIEVES, HELPED NUSRA FRONT IN TORTURE CHAMBERS » avec le témoignage d’un adolescent qui assure que le centre d’al-Sakhour était utilisé par al-Nosra pour torturer des civils avec l’aide des Casques blancs. Le jeune garçon apparait déjà dans la vidéo d’ANNA News.
  • 04/05/17 : Vanessa Beeley diffuse deux autres vidéos similaires à celles de Pierre Le Corf et intitulées « INSIDE NUSRA FRONT HQ: SAKHOUR EAST ALEPPO » et « WHITE HELMETS NEXT DOOR TO NUSRA FRONT IN ALEPPO »
  • 03/07/19 : Sortie du film « Syrie, du chaos à l’espérance » sur SOS Chrétiens d’Orient, réalisé par Eddy Vicken. On peut y voir l’ex chef de mission Alexandre Goodarzy réaliser la même séquence que Beeley et Le Corf dans le centre d’al-Sakhour.

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Collectif citoyen francophone contre la désinformation sur la Syrie : des faits et du contexte ! https://twitter.com/SyrieFactuel

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