Autopsie du système carcéral syrien (1/2) : élément central dans l’ État policier des Assad
Où il n’est pas question des détenus récemment libérés, ni de la seule prison de Saidnaya qui concentre l’attention médiatique, mais du fonctionnement global de ce que Human Rights Watch nomme “l’archipel de la torture”.
Pour comprendre l’effondrement du régime baasiste en Syrie, et plus généralement, la Révolution commencée en 2011, il est nécessaire d’envisager ce que représente l’univers carcéral sous le régime des Assad, lui-même intrinsèquement lié aux services de renseignement. Ce système complexe, dont Saidnaya n’est qu’un effroyable symbole, et dont on semble aujourd’hui découvrir l’ampleur, demeure peu évoqué. En réalité, l’immense majorité des informations à ce sujet était disponible depuis des années. À l’échelle individuelle, il manquait aux familles les lieux de détention, les noms des détenus vivants et décédés, cause des décès et lieux de sépulture. Mais à l’échelle globale, malgré le caractère secret de nombreuses prisons, nous savions — et ce depuis plus de dix ans.
Rappel historique et contexte
Les services de renseignement, ou mukhabarat, communément appelés Sécurité, sont un réseau de branches locales rattachées à différents services, dont l’organisation actuelle remonte au règne de Hafez al-Assad, arrivé au pouvoir après le coup d’État de 1963. Leur nombre total est inconnu, les quatre principaux services sont la Direction générale de la Sécurité, la Direction de la sécurité politique, la Direction du renseignement militaire et le Service de renseignement de l’armée de l’air. Omniprésents et omnipotents, ils surveillent toute la société, et s’espionnent même entre eux. Ils occupent une place centrale dans le fonctionnement du régime baasiste, qui, selon la journaliste Garance Le Caisne, ne tient que par eux.
Alois Brunner, officier nazi protégé par le régime baasiste et ancien bras droit d’Adolf Eichmann, conseille les mukhabarat syriens et forme les officiers de renseignement aux techniques d’ « interrogatoire » et de torture. Parmi les 72 méthodes de supplice recensées, l’une d’elle est toujours appelée « la chaise allemande » par les détenus syriens. Ces méthodes sont illustrées par l’artiste Najah Albukai, ancien détenu, dont une partie est publiée dans Libération en août 2018.
Hafez al-Assad utilise ce système répressif pour arrêter et emprisonner les dissidents politiques n’adhérant pas à l’idéologie du parti Baas syrien : intellectuels, communistes, défenseurs des droits humains, sympathisants présumés des Frères Musulmans, opposants kurdes… Parfois pendant des décennies. Parmi les détenus d’opinion et opposants politiques célèbres, on peut citer Michel Kilo, Georges Sabra, Anwar al-Bunni, Riad al-Turk, Moustafa Khalifé, Yassin al-Haj Saleh, Aref Dalila, Abdel Akram al-Saqqa, Bassel Khartabil, Yara Bader, Samira Khalil, Amina Khoulani ou Hasna al-Hariri.
Lorsque Hafez al-Assad décède le 10 juin 2000, le pouvoir est transmis à son fils, Bachar. Quelques mois d’ouverture politique, qualifiés de Printemps de Damas, font espérer un relâchement dans le système totalitaire — mais l’arrêt est brutal. On peut à nouveau être arrêté pour avoir organisé un cercle de discussion, appartenir à une famille de militants, avoir publié une tribune ou un article, voire avoir simplement exprimé une critique ou une idée politique — y compris dans l’intimité. De nombreux sujets sont tabous dans ce pays où chacun apprend, dès son plus jeune âge, à se taire car « les murs ont des oreilles ». L’état d’urgence s’applique depuis 1963, autorisant les procès politiques et interdisant tout rassemblement de plus de trois personnes.
Derrière le soleil
Être emprisonné, c’est avant tout subir une disparition forcée. L’arrestation, arbitraire, prend généralement la forme d’un enlèvement. Un groupe de personnes en civil pousse la victime dans une voiture en pleine rue, à un check-point, au saut du lit ou à la sortie du travail, puis un silence complet s’installe autour d’elle. Cela revient à disparaître de la surface de la Terre. Les Syriens appellent ces limbes « derrière le soleil ».
Un disparu, dans une famille, c’est une amputation qui ne cicatrise pas doublée d’un tabou. C’est grandir sans père, ne pas prononcer son nom à l’école. C’est ignorer si l’époux, le fils ou la fille est vivant ou non, rentrera un jour ou non, et dans quel état. C’est arrêter de vivre pour être suspendu à ce sort, inconnu. C’est toujours craindre les pires nouvelles, mais également garder un infime espoir. C’est avoir peur au quotidien, ne pouvoir faire ni projets, ni deuil. Pour cela, il faut demander des informations, au risque de disparaître à son tour. Un renseignement, même fallacieux, coûte très cher. C’est devenu un moyen de s’enrichir par le rackett, pratiqué par des intermédiaires qui peuvent être femmes d’officiers responsables des prisons ou avocats proches du régime, parfois dans l’espoir bien incertain d’une libération, mais le plus souvent, simplement pour connaître le lieu de détention du disparu. Il n’est pas rare d’apprendre un décès des années après sa survenue, de le découvrir au hasard d’une démarche administrative. Au compte-goutte et de manière totalement aléatoire, des certificats de décès sont publiés, modernes avec QRcode, mais sans information, sans dépouille ni effet personnel. Ce qui n’empêche pas, parfois, de retrouver le “défunt”, des années après ; qui avait en réalité survécu aux geôles.
Quelques libérations sont effectuées, mais le régime les annonce nombreuses pour ne finalement libérer qu’une poignée de détenus, laissant des milliers de familles espérer en vain. Des bribes d’information filtrent alors, renforcent la chape de plomb, et maintiennent l’infime espoir. La prison contraint au silence, au dehors aussi, puisque l’on espère et que l’on craint des représailles, pour celui ou celle qui, peut-être, n’est plus. Cette épée de Damoclès, enfer béant pour de très nombreuses familles syriennes, constitue un outil d’oppression de toute la société. Il sert à briser individuellement les êtres qui y sont enfermés. Mais il vise aussi à semer la terreur et fracturer les groupes d’amis, les mouvements de solidarité, les communautés entières, et ce au sein de toute la population.
Tout ce que l’on sait des prisons, c’est que la torture et les mauvais traitements sont la norme, que des massacres terribles y sont commis, et qu’il vaut mieux ne jamais l’évoquer. Depuis le massacre de Hama en 1982, le sens du tabou est exacerbé. Si Rifaat al-Assad, l’oncle de Bachar al-Assad alors à la tête des unités paramilitaires des Brigades de défense, a fait massacrer à huis clos plusieurs dizaines milliers de personnes dans la ville dont on ose à peine murmurer le nom, il avait déjà fait assassiner 500 à 1 000 détenus de la prison de Palmyre deux ans plus tôt, le 27 juin 1980, manifestement en représailles pour une tentative d’assassinat.
Pour briser la société en son cœur, c’est un tabou ultime qui est employé, telle une arme de guerre mobilisée en temps de paix contre l’ennemi du pouvoir venu de l’intérieur. Le viol des femmes à une échelle industrielle, mais également le viol des hommes et des enfants. Violer une femme, en plus de la briser totalement, c’est briser ses relations (sociales, amicales, familiales, intimes) jeter l’opprobre sur elle et sur toute sa famille, parfois la condamner au rejet. Une fois de plus, on touche à l’indicible. Et pourtant, quelques femmes ont témoigné. Il faut voir le documentaire Le cri étouffé, de Manon Loizeau, diffusé sur France 2 en 2017. Si l’on s’en sent capable, et nous pensons qu’on le lui doit, il faut aussi lire le témoignage essentiel d’Hasna Al-Hariri. Et enfin garder en tête que des associations avaient déjà documenté des centaines de cas de viol en 2012 — malgré le tabou — et que ces témoignages effroyables étaient déjà publiés à cette période.
La Révolution est née en opposition à ce système
Les services de renseignement et l’« archipel de la torture » occupent une place centrale dans le déclenchement de la Révolution syrienne.
En février 2011, à Deraa, c’est un simple graffiti sur un mur d’école qui envoie une quinzaine d’adolescents en prison. Dans le contexte des printemps arabes, après la chute de Ben Ali et Moubarak en Tunisie et en Égypte, ils ont écrit « ton tour arrive, docteur » — Bachar al-Assad a une formation d’ophtalmologue. Autant d’enfants, de 10 à 17 ans, emprisonnés et torturés durant des semaines… Une ligne rouge qui conduit les habitants de Deraa à ouvrir une brèche dans l’infranchissable mur de la peur. La révolte s’enclenche. Elle redouble lorsque le chef de la branche locale de la Sécurité politique et cousin de Bachar al-Assad, Atef Najib, répond aux représentants des parents des adolescents : « Oubliez vos enfants et allez retrouver vos femmes. Elles vous en donneront d’autres. Et puis, si vous n’êtes pas capables de leur faire des enfants, amenez vos femmes. On le fera pour vous. ».
Cette étincelle embrase le pays le mois suivant, lorsque le corps d’Hamza al-Khatib, un autre enfant de Deraa, arrêté à un checkpoint, est rendu à sa famille. Au lieu de se taire comme cela a été exigé sous peine de représailles, celle-ci publie une photographie de l’enfant, torturé et mutilé — méconnaissable. Puisque tout rassemblement public est interdit, les manifestations partent des mosquées, après la grande prière du vendredi, et une répression sanglante du régime y répond.
Pourtant les manifestants ne réclament pas (encore) le départ de Bachar al-Assad, mais la levée de l’état d’urgence. Les demandes sont claires : liberté et dignité. La Révolution a démarré. Des soldats et officiers refusent de tirer sur des manifestants désarmés, parfois leurs propres familles ou voisins, et désertent. L’Armée syrienne libre se forme, avec pour premier objectif de protéger les cortèges, en empêchant chabihas et services de renseignement de tuer et de faire disparaître des manifestants. Ils prennent ainsi le contrôle de plusieurs quartiers. C’est le début de la guerre, que les opposants syriens continuent d’appeler Révolution.
Dessins de Marc Nelson, avec son aimable autorisation. Tous droits réservés.